YIARA 

MAGAZINE


Abracadabra! - Lune Wagner


APRIL 23, 2022



Loin de se limiter aux films et aux histoires d’enfants, la sorcière et son héritage sont présents dans bien plus de lieux que l’on ne pense. Autrefois créée pour vampiriser les femmes, la culture s’est réapproprié le personnage de la sorcière pour en faire une figure féministe. Mais comment cela s’est-il produit ? Et pourquoi cette figure ne cesse-t-elle de hanter notre imaginaire ?

Avant l’arrivée du cinéma, la sorcière était représentée dans les livres et l’imaginaire collectif où  nous la voyions plus en cauchemar qu’en réalité. Le personnage  fut inventé en Europe avec la publication du livre Malleus Maleficarum (Institoris & Sprenger, 1486) qui est un manuel pour reconnaître les sorcières (Chollet, 2018). D’après le livre, toutes les femmes étaient potentiellement des sorcières et ceux qui les  défendaient malgré les « preuves » étaient forcément sous l’emprise du diable, ce qui rendait difficile d’innocenter des accusées. Ces « preuves » représentaient l’alliance (sexuelle) de la femme avec le diable ; les sorcières étaient donc le plus souvent célibataires et avaient des marques de cette alliance sur le corps. N’importe quelle tâche ou imperfection faisait office de marque, ce qui réduisait les critères de la sorcellerie à ceux du célibat ou du  veuvage. D’autres critères pouvaient aussi être associés à la sorcellerie comme l’hérésie à la religion chrétienne, l’hystérie (ou émotions fortes), la médecine des plantes ou les sages-femmes qui aidaient à accoucher ou avorter. Une simple accusation aux preuves absurdes se soldait souvent par une exécution.

La chasse aux sorcières s’étala de 1450 à 1750 en Europe, où les accusées finissaient le plus souvent brûlées vives, faisant 50 000 à 100 000 victimes. Pour mieux comprendre cette période, Mona Chollet propose de lire « chasse aux femmes » au lieu de « chasse aux sorcières ». Dans la même veine que la chasse aux juif.ve.s et aux lépreux.ses, la chasse aux sorcières était une chasse aux femmes qui ne suivaient pas la religion, qui rencontraient des conflits avec leur  communauté ou qui refusaient de se marier. Elles étaient souvent accusées par des voisins avec qui elles étaient en conflit, prétendant qu’elles étaient responsables des problèmes du quotidien (maladie, malchance, météo). Un grand nombre des accusées étaient des femmes âgées et célibataires (ou veuves).

En réalité, ce mythe était surtout une pression supplémentaire sur les femmes pour se faire discrètes, dociles et craindre par-dessus tout le célibat et la vieillesse.

Eh oui, le culte de la jeunesse ne date pas d’hier !

Vers la fin du XIXe, aux prémisses du cinéma, les réalisateurs.trices occidentaux.les reprenaient sans tarder le personnage de la sorcière pour les effets spéciaux que ses pouvoirs permettaient d’explorer (Campion, 2002). L’un des premiers films de Georges Méliès fut par exemple Le manoir du diable (1896). Comme l’indique le titre, c’est le diable qui est au premier plan, non la sorcière. Le diable est le vilain par excellence. Du Manoir du diable à Blanche Neige vers les années 30, la sorcière préserve son image de vieille femme repoussante. Dès son apparition aux écrans, la sorcière diabolique n’est montrée que pour être éliminée ; elle joue généralement un rôle secondaire et n’agit qu’au nom d’un supérieur masculin comme le diable (Ibid).


C’est vers les années 40 après la Seconde Guerre mondiale que les sorcières joueront des rôles premiers au cinéma (Ibid). Les comédies romantiques créent le personnage de la sorcière domestiquée : des femmes indépendantes dotées de pouvoirs magiques et en marge de la société. Ces dernières finissent par renoncer à leurs pouvoirs pour vivre aux côtés de l’homme qui a fait chavirer leur coeur. C’est un scénario typique que l’on retrouve dans I Married a Witch (1942) et plus tard dans la sitcom Bewitched (1964) où Samantha garde ses pouvoirs, mais s’efforce de vivre une vie normale et de correspondre au stéréotype de l’épouse idéale.

D’après Josée Campion (2002), cet adoucissement de la sorcière aurait été une réaction anxieuse à la montée d’indépendance des femmes qui occupaient de plus en plus le marché du travail. Les hommes étant partis à la guerre, ce fut au tour des femmes de faire tourner l’économie. Or, ces dernières n’ayant pas quitté le monde professionnel, la domestication de la sorcière était emblématique de la pression sur les femmes à renoncer à leur emploi pour revenir à leur ancienne place, au foyer.

Heureusement, une image plus progressiste de la sorcière commençait à se dessiner, faisant écho à la montée du féminisme de la fin des années 60. Josée Campion parle de la figure d’une sorcière vengeresse. Plus terrorisante que la sorcière domestiquée, la sorcière vengeresse est indestructible et représente la pérennité du mal. Elle incarne ce qu’on appelle le “paradoxe du monstre”, car elle est à la fois victime et vilaine, inspirant sympathie et terreur. On la retrouve par exemple dans les films Season of the Witch (2011, Sena) et The Witches of Eastwick (1987, Miller). Le premier dépeint le parcours d’une femme qui finit par tuer son mari abusif et devient une sorcière, tandis que le second conte l’histoire d’un trio de sorcières venant à bout du diable et trouvant le bonheur en dehors de l’idéal hétérosexuel. Ici, ce ne sont plus les sorcières qui menacent mais des hommes abusifs aux valeurs misogynes. D’autres réincarnations plus terrifiantes vont naître comme dans le célèbre The Blair Witch Project : un film d’horreur suivant un groupe d’adolescents venus dans le village de Blair pour documenter la mythique sorcière de Blair, une jeune fille injustement accusée dont le spectre continue de hanter le village. Cette dernière n’est jamais montrée, elle est suggérée à travers des reliques et des évènements étranges. Et c’est précisément cette nature intangible qui la rend d’autant plus terrifiante et inatteignable. Elle nous effraie et nous émeut à la fois, par son omniprésence et par son histoire tragique.


D’autres types de sorcières naîtront de cet élan de féminisme. Pour la plupart, elles seront de dangereuses séductrices aux prouesses sexuelles et aux intentions foncièrement mauvaises (Engelbrecht, 2021). Citons la célèbre Mélissandre de Game of Thrones ou encore Elaine dans The Love Witch. Dans son article sur la maternité et la figure de la sorcière, Janine Engelbrecht note une évolution de la sorcière en tant que personnage maternel. Ce dernier met peu à peu en valeur les femmes d’âge mûr, et plus précisément les mères non biologiques. Mary Poppins et Maléfique dans les films éponymes, ainsi que Mrs Zimmerman dans The House with a Clock in Its Walls, sont indépendantes de toute influence ou propriété masculine. Elles agissent par amour maternel, et non romantique. Leurs émotions, leur passé et leurs motivations les rendent plus humaines aux yeux des spectateur.rice.s. Maléfique se venge, non plus pour avoir été exclue d’une cérémonie comme chez Disney, mais parce qu’un homme lui a coupé les ailes. C’est son amour maternel pour Aurore qui sauve cette dernière de son enchantement, et non plus le baiser du prince. Ces nouvelles lectures de la sorcière permettent de valoriser l’idée de sororité, et de déconstruire les stéréotypes problématiques de la supériorité de la jeunesse sur la vieillesse, et celui de la suprématie de la mère biologique sur la mère non biologique. Vous rappelez-vous le stéréotype de la méchante belle-mère contre la jeune et belle princesse dans les contes pour enfants et les premiers Disney ?

Ainsi que l’explique la doctorante en culture visuelle Janine Engelbrecht, certains féministes pourraient argumenter contre le fait de donner des caractéristiques maternelles aux personnages féminins car cela perpétue le stigmate selon lequel les femmes sont intrinsèquement dotées d’un instinct maternel et sont, d’abord et avant tout, des mères. Or, l’auteure argumente qu’ici, l’identité des sorcières est loin de se limiter à la maternité. Ce sont des personnages complexes, libres et indépendants dotés de pouvoirs magiques.

Pour clore, nous pourrions affirmer que la sorcière est un ensemble de personnages complexes et hétérogènes, malgré un ethnocentrisme marqué dans le cinéma occidental, où les sorcières de couleur sont rares. Ces figures sont l’un des seuls monstres féminins du cinéma fantastique, et elles se sont faite une place à l’écran dans les films d’horreur comme les comédies romantiques. La naissance de la sorcière est un miroir de la discrimination sociale que les femmes subissaient et continuent de subir aujourd’hui, telle la dévalorisation du célibat, de l’avortement, de l’indépendance, de la sororité ou encore de la vieillesse. La figure de la sorcière évolue au même rythme que les époques et leurs préoccupations féministes, sans jamais tout à fait perdre son identité traditionnelle.

Alors, peut-être pourrions-nous nous demander si notre continuelle fascination et terreur pour la sorcière folklorique ne seraient pas le fruit de cette menace perpétuelle qu’est la vengeance d’une féminité aux pouvoirs insoupçonnés ?




Bibliographie

Campion, Josée. « L’évolution de La Figure de La Sorcière Dans l’histoire Du Cinéma Américain ». Masters, Concordia University, 2002. https://spectrum.library.concordia.ca/id/eprint/1673/.

Dreure, Éloïse. « Mona Chollet, Sorcières. La puissance invaincue des femmes ». Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, no 141 (1 mai 2019). https://journals.openedition.org/chrhc/10208.

Engelbrecht, Janine. « Magical Mothers: The Representation of Witches and Motherhood in Contemporary Fantasy Cinema ». Communicatio, 11 mars 2021. https://www.tandfonline.com/doi/abs/10.1080/02500167.2021.1876122.




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