Fugitifs : un pas vers l’humanisation des esclaves au Québec -Aélia Delêtre
11 octobre 2023
Le 24 août 2020, à l’occasion de la Journée internationale du souvenir de la traite négrière et de son abolition, Webster Amel Zaazaa, alias Aly Ndiaye, a lancé la plateforme en ligne Fugitifs en collaboration avec la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (CDPDJ)1. L’exposition, qui avait déjà été présentée au Musée des beaux-arts de Québec, a notamment remporté le Prix Excellence de l’Association des musées canadiens en 20202. L’exposition, encore disponible sur Fugitifs.ca et en format balado sur Apple Podcast, Spotify et Google Podcast, dévoile dix portraits de personnes esclavagisées au Québec durant les années 1800. À visée pédagogique, l’exposition tente de mettre un visage sur des personnes déshumanisées et de célébrer leur résistance en utilisant une approche qui s’apparente à la théorie de Saidiya Hartman appelée critical fabulation (fiction critique [traduction libre]). Cette méthode combine la recherche historique, les archives et la narration pour combler les silences laissés par l’histoire et ses acteurs3. Cependant, les stratégies employées pour atteindre cet objectif soulèvent des problématiques concernant surtout le processus artistique et la qualité ethnographique des portraits.
La page d’accueil du site internet propose une capsule vidéo ainsi que six onglets : L’exposition, L’esclavage en 8 dates clés, L’expo en balado, Teste tes connaissances, Trousse pédagogique et Crédits. L'exposition présente un onglet Introduction et Contexte ainsi que dix illustrations, chacune accompagnée d’une histoire à la fois en format audio et en format texte. Dans la capsule vidéo de la page d’accueil, Webster et Myrlande Pierre, vice-présidente de la CDPDJ, introduisent le but de l’exposition : humaniser les personnes esclavagisées et célébrer leur résistance. La première étape de ce processus, c’est de reconnaitre que l’esclavage a bel et bien existé au Québec et ce, presque exclusivement sous la forme d’esclavage domestique. En effet, sur les 4186 esclaves répertoriés, deux tiers d’entre eux étaient autochtones et, les autres, des personnes noires. C’est un nombre inexact selon Webster, mais qui permet tout de même de se rendre compte de l’ampleur du système esclavagiste dans la province. C’est en 1834 qu’a eu lieu l’abolition formelle de l’esclavage dans l’Empire britannique. Cependant, au Bas-Canada, la fin de l’esclavage s’est faite plus tôt et de manière progressive grâce au flou juridique autour le statut des esclaves. C’est aussi ce flou juridique, permettant aux juges de ne pas condamner les esclaves après une fuite, qui a fait de cet acte un mode de résistance efficace permettant parfois aux personnes esclavagisées de retrouver leur liberté.
À travers les descriptions, on en apprend un peu plus sur les stratégies de fuite et de survie qui étaient utilisées par les esclaves, telles que le vol de provision, le changement de vêtements et les faux passeports. Elles indiquent aussi les conséquences d’une capture : Joe fut par exemple fouetté et emprisonné. La valeur monétaire des esclaves est aussi abordée par l’exposition. On apprend qu’Ismaël était un esclave d’une grande valeur puisqu’il avait déjà eu la variole et qu’il y était de ce fait immunisé. Ses cicatrices, des marques laissées par la maladie sur son visage, étaient d’ailleurs un élément distinctif nommé par son maître pour le reconnaître. Tout en célébrant les différents actes de rébellion, les descriptions des différents portraits tentent également d’humaniser les esclaves présentés. On insiste, par exemple, sur la capacité de Bett à parler plusieurs langues ainsi que sur sa résilience, sur le talent de Lowcanes pour le violon ainsi que sur l’ingéniosité de Nemo et Cash.
L’exposition survole divers sujets et approfondit certains thèmes grâce aux liens hypertexte « Pour aller plus loin » situés sous le portrait des individus qui amènent aux pages De l’esclavage au droit. Par exemple, le changement forcé de nom, sommairement présenté dans le portrait de Lowcanes, est décrit comme contribuant à la suppression de l’identité et de la culture des personnes esclavagisées. Aussi, bien que la présence d’esclaves métis, appelés mulâtres, est pointée comme une conséquence concrète des sévices sexuels, l’exploitation sexuelle n’est que brièvement nommée dans la description de Jacob et de Bett, tout comme la potentielle décision de cette dernière de tuer sa fille. La question du consentement, de la stérilisation forcée et de la déshumanisation sont toutefois plus amplement expliquées dans les pages De l’esclavage au droit. Malgré tout, celles-ci se concentrent principalement sur l’acquisition progressive des droits par les personnes racisées et les femmes. Il aurait donc été profitable que l’exposition approche aussi l’esclavage au Québec avec une approche féministe intersectionnelle afin de mettre en évidence une plus grande palette des conséquences psychologiques, économiques et sociales subies.
Les différents artistes qui ont participé au projet Fugitifs se sont basés sur les descriptions et récompenses affichées dans les journaux, pour faire le portrait d’André, Bell, Joe, Jack, Robin, Lydia, Jane, Lowcanes, Ismaël, Nemo, Cash, Bett et Jacob. Le processus artistique, limité par le peu de documentation existante, ne me semble pas éthique. En effet, les descriptions et les portraits se basent sur les avis de recherches parus dans la presse de l'époque et rédigés par leur maître, des hommes blancs et racistes. Même si un effort est fait pour raconter leur histoire avec la volonté de les humaniser, et ainsi de leur donner une voix et un visage, utiliser un matériel raciste peut être risqué et rappeler la vision de l’époque.
Une des conséquences de ce processus artistique est le caractère ethnographique des portraits. L’ethnographie, aujourd’hui considéré comme l’étude des cultures, était à l’origine informée par des stéréotypes européens et utilisée par la communauté scientifique afin d’étudier les différences et pour définir des « types »4. De cette pseudoscience est née une hiérarchisation des races ainsi qu’une exotisation des personnes noires qui persiste de nos jours à travers les discours et les représentations visuelles racistes5. Les portraits de Fugitifs rappellent notamment les huit portraits ethnographiques réalisés par Albert Eckhout entre 1641 et 1643 au Brésil. African Man (fig. 1) présente un homme d’origine africaine qui se tient face au public avec ses armes, tandis qu’African Woman and Child (fig. 2) montre une jeune femme noire tenant une coupelle de fruits accompagnée d’un enfant. Seules les parties génitales des deux adultes sont recouvertes par des vêtements alors qu’ils sont positionnés devant un paysage de jungle luxuriante. Ces portraits ethnographiques réduisent ces individus à un type « exotique » censé représenter tous les Africains de cette colonie6. De la même façon, chaque portrait de Fugitifs présente un esclave en fuite avec une caractéristique, le réduisant à celle-ci. Ainsi, André qui s’est enfui et a utilisé un faux passeport nous est montré de face, tenant ses faux papiers devant lui. Jack qui s’est fait passer pour un loyaliste est représenté avec leur tenue dans son portrait. Lowcanes, musicien talentueux, tient quant à lui son violon.
De plus, les caractéristiques visuelles des portraits reprennent les conventions des photos ethnographiques d’Albert Eckhout, mais aussi du photographe J.T Zealy. Ce dernier a réalisé un projet visant à montrer l’infériorité des personnes noires grâce à leurs caractéristiques physiques. Il a utilisé les portraits de face, de dos et de profil afin de capter un maximum de détails visuels. En ce qui concerne l’exposition Fugitifs, mis à part le portrait de Nemo et Cash, les individus sont tous présentés de face ou de profils, figés, inactifs et créant un contact visuel avec l’internaute, tout comme les portraits de Jem, Gullah, belonging to F. N. Green (1850) (fig. 3) et Drana, country born, daughter of Jack Guinea. Plantation of B. F. Taylor (1850) (fig. 4) par J.T Zealy.
Les titres des œuvres rappellent également le système utilisé par J.T. Zealy qui consiste à nommer l’esclave par le nom donné par son maître, et d’y inclure les informations concernant son lieu de naissance, son lieu d’emploi et l’identité de son maître. Les balados sur Spotify sont intitulés : André, les faux papiers; Bell, une fuite précipitée; Jack un “accent de Guinnée”; Bett, enceinte et polyglotte. Tout comme les esclaves photographiés par J.T. Zealy, la personne est nommée avec une caractéristique, cette fois-ci tirée de son avis de recherche. Les titres mis en juxtaposition avec les portraits réduisent ces personnes à un élément relié à leur histoire d’esclave.
En résumé, la reprise des conventions visuelles et textuelles des portraits ethnographiques, qui ont été utilisées dans plusieurs projets racistes au cours de l’histoire, me semble contre-productive, puisque cela catégorise d’« exotiques » et victimise davantage les personnes esclavagisées. Fugitifs n’a donc pas réussi à donner un visage aux personnes esclavagisées au Québec sans avoir recours à l’ethnographie, l’exotisme ou encore la victimisation. Cependant, plusieurs choix, tels que l'accent mis sur les passions, l’ingéniosité et les caractéristiques distinctes de ces personnes, permettent tout de même de présenter aujourd’hui une exposition novatrice. Webster reconnait que d'autres éléments mériteraient d’être présentés au public, tels que l’esclavage des personnes autochtones.
Malgré tout, le plus grand apport de cette exposition reste son contenu éducatif tel que les jeux-questionnaires et la trousse pédagogique. C’est dans le but de transmettre et d’apprendre à tous que la plateforme a été conçue. Fugitifs offre une grande quantité d’informations et ouvre la porte à la discussion. Dans la société québécoise du 21e siècle où l’existence du racisme systémique est encore niée par son gouvernement, ce genre de projet est essentiel pour le développement des générations futures7.
- Webster LS, « L'exposition Fugitifs.ca », WEBSTER (WEBSTER, 24 août 2020), http://www.websterls.com/new-blog/2020/8/24/lexposition-fugitifsca.; « Fugitifs! », Musée national des beaux-arts du Québec (MNBAQ), Consulté le 7 mars 2023, https://www.mnbaq.org/exposition/fugitifs-1270.
- Webster LS, « L'exposition Fugitifs.ca », WEBSTER (WEBSTER, 24 août 2020), http://www.websterls.com/new-blog/2020/8/24/lexposition-fugitifsca.
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Saidiya Hartman. « Venus in Two Acts ». Small Axe: A Caribbean Journal of Criticism 12, no. 2 (2008): pp. 1-14, https://doi.org/10.1215/-12-2-1, 11.
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Wallis, Brian. « Black Bodies, White Science: Louis Agassiz's Slave Daguerreotypes ». American Art 9, no. 2 (1995): 39–61. https://doi.org/10.1086/424243, 48.
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Wallis, Brian. « Black Bodies, White Science: Louis Agassiz's Slave Daguerreotypes ». American Art 9, no. 2 (1995): 39–61. https://doi.org/10.1086/424243, 53, 57.
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Rebecca Parker Brienen, Visions of Savage Paradise: Albert Eckhout, Court Painter in Colonial Dutch Brazil (Amsterdam: Amsterdam University Press, 2006), 99;143-146.
- Delphine Jung, « Malgré Le Rapport De La Coroner, Legault Ne Croit Toujours Pas Au Racisme Systémique, » Radio (Radio-Canada, 5 octobre 2021), https://ici.radio-canada.ca/espaces-autochtones/1829374/legault-systemique-racisme-mort-joyce-echaquan-coroner-reactions.
Bibliographie
Brienen, Rebecca Parker. Visions of Savage Paradise: Albert Eckhout, Court Painter in Colonial Dutch Brazil. Amsterdam: Amsterdam University Press, 2006.
« Fugitifs! »Musée national des beaux-arts du Québec (MNBAQ). Consulté le 7 mars 2023. https://www.mnbaq.org/exposition/fugitifs-1270.
« Fugitifs. » Consulté le 7 mars 2023. https://msj.world/fugitifs/card/5QnlO1TPt.
« Fugitifs.ca : Une Exposition Virtuelle Sur La Présence Afro-Descendante Et La Résistance à L'esclavage Au Québec Lancée Par Webster En Collaboration Avec LA CDPDJ. » Gouvernement du Québec. Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, 24 août 2020. https://www.quebec.ca/nouvelles/actualites/details/fugitifsca-une-exposition-virtuelle-sur-la-presence-afro-descendante-et-la-resistance-a-lesclavage-au-quebec-lancee-par-webster-en-collaboration-avec-la-cdpdj.
Hartman, Saidiya. « Venus in Two Acts ». Small Axe: A Caribbean Journal of Criticism 12, no. 2 (2008): 1–14. https://doi.org/10.1215/-12-2-1.
Jung, Delphine. « Malgré Le Rapport De La Coroner, Legault Ne Croit Toujours Pas Au Racisme Systémique. » Radio. Radio-Canada, 5 octobre 2021. https://ici.radio-canada.ca/espaces-autochtones/1829374/legault-systemique-racisme-mort-joyce-echaquan-coroner-reactions.
LS, Webster. “L'exposition Fugitifs.ca.” WEBSTER, 24 août 2020. http://www.websterls.com/new-blog/2020/8/24/lexposition-fugitifsca.
Wallis, Brian. “Black Bodies, White Science: Louis Agassiz's Slave Daguerreotypes.” American Art 9, no. 2 (1995): 39–61. https://doi.org/10.1086/424243.