YIARA 

MAGAZINE


“La source de la honte est aussi celle des plus grandes voluptés”. Horreurs et puissances du désir – Léa Beauchemin-Laporte


APRIL 13, 2021





Le roman Méduse (2020) de Martine Desjardins donne à voir « l’expérience subjective de la laideur, considérée dans sa double polarité : d’une part telle qu’elle est vécue par ceux que l’on considère comme laids et, d’autre part, telle qu’elle est éprouvée par celui qui ressent une impression de laideur et désigne une personne comme laide » (Korf-Sausse, 2002, 83). La narratrice, surnommée Méduse, y est désignée comme un être abominable. À travers son récit, elle nous donne accès au regard que celleux1 qui la trouvent hideuse portent sur elle, mais aussi au sien, rempli de honte. Nous avançons l’hypothèse selon laquelle Méduse interroge le concept du désir, car c’est à partir de sa relecture du mythe de la Gorgone que Martine Desjardins construit son œuvre qui s’articule autour de la métaphore d’une sexualité proscrite et interdite. Il s’agira de montrer en quoi les thèmes du regard, de la honte et de l’exaltation forment un système sur lequel s’appuie la narration afin de se déployer à l’intérieur d’un texte où, ultimement, l’autrice procède à une subversion de la notion même de désir.

« Persée, je t’en prie, dis-nous : avec quel talent, avec quel art as-tu arraché cette tête chevelue de serpents ? » (Ovide, 2017, Livre IV, v. 770)

L’intertexte mythologique sur lequel s’appuie l’œuvre de Desjardins est intitulé « Persée et la Méduse » (Livre IV, v. 765). Notamment recueilli par Ovide dans ses Métamorphoses2, ce mythe raconte l’histoire de trois sœurs Gorgones, dont seule la cadette, Méduse – dont la tête orne le bouclier d’Athéna –, est mortelle. « Très célèbre pour sa beauté » (v. 794), cette dernière est punie par la déesse de la guerre pour avoir été violée par Poséidon : « Le maître de la mer l’a violée dans le temple de Minerve [Athéna] / […] Il ne fallait pas laisser le viol impuni : elle a changé les cheveux de la Gorgone en hydres de la honte. » (v. 798-801) En plus de ce premier châtiment, Athéna octroie à sa victime des yeux meurtriers. Persée témoigne ainsi des « simulacres d’hommes et de bêtes / transformés, car ils ont vu Méduse, en pierres » (v. 780-781) qu’il a croisés alors qu’il se rendait à l’antre du monstre afin de le tuer. Rusé, Persée parvient à éviter le dangereux regard de la créature en l’observant par l’entremise du reflet de son bouclier. Le héros l’achève enfin en lui tranchant la tête dans son sommeil.

Si dans la Grèce antique, tel que le rappelle Claudine Sagaert, docteure en sociologie et chercheuse à l’Université de Toulon, « la matière fait référence à l’être féminin, et la forme à l’être masculin » (2012, 2) et que « la laideur est associée à la matière » (3), la femme est donc l’emblème de la hideur. À partir de ce raisonnement, une analyse sommaire du mythe permet de noter qu’il problématise trois traits associés au genre féminin. C’est d’abord la sexualité qui pose problème. En effet, Méduse est châtiée non pour avoir désiré Poséidon, mais pour avoir été prise par lui dans un lieu sacré ; et son corps, devenu impur dans le lieu le plus pur qui soit, incarne une transgression fondamentale. Cette antithèse, source de la condamnation du désir féminin dans ce récit ovidien, est renforcée par le thème du regard, puisque les yeux dont on châtie Méduse sont des instruments de mort. Enfin, on note l’avilissement transformation des cheveux de la Gorgone. Ces punitions sont d’autant plus graves pour la jeune femme que dans la Grèce antique « la beauté féminine […] se résume à son visage, sinon à sa chevelure » (11), deux attributs dont Méduse est privée, étant donné qu’on ne peut regarder son visage sans en mourir et qu’on ne peut voir à la place de sa chevelure que d’horribles créatures qui l’affligent de honte (Ovide, 2017, v. 801), un élément sur lequel nous reviendrons.

Nous remarquons, à la lecture de Méduse, que Desjardins reprend certains de ces éléments en les modifiant. Bien qu’elle ne soit pas survivante de viol, la narratrice est néanmoins « condamnée au sort des réprouvés » (Desjardins, 2020, 10) pour son apparence atroce. Ses deux sœurs la comparent dès l’enfance à des méduses vues à l’aquarium et desquelles elle tire le surnom qui remplace son vrai prénom depuis longtemps oublié : « On aurait dit tes sœurs jumelles ! ont-elles insisté. Ta tête est comme une cloche, tes cheveux sont des tentacules, et tes yeux sont des gonades ! Ta place est dans un aquarium ! » (16) La description des cheveux de la fillette rappelle aussi explicitement le mythe : « Mes cheveux ondulés étaient épais, rebelles et enchevêtrés de noeuds, d’une texture écailleuse qui irritait les doigts et résistait au ciseau. » (9). Mais ce sont des yeux de Méduse dont on a le plus peur, au point de ne jamais lui permettre de les montrer : « Si jamais tu montres tes yeux, je devrai te coudre les paupières » (9), lui rappelle sa mère. C’est que la narratrice de Desjardins peut, elle aussi, tuer les hommes d’un coup d’œil, de même qu’elle l’expérimente en assassinant accidentellement son père, sa toute première victime : « Je savais, moi, ce qui avait tué mon père : l’horreur d’avoir vu mes Dévastations. » (31) Ainsi, comme dans l’histoire d’Ovide, le thème de la laideur est mis de l’avant et est renforcé par celui du regard.

Au cours du récit, la protagoniste est enfermée pendant cinq ans à l’Athenaeum (25), un institut pour jeunes filles difformes tenu par des « bienfaiteurs » (25) et dans lequel on maltraite les pensionnaires qu’on appelle « protégées », mais qui ne le sont pas vraiment puisqu’elles doivent se prêter à toutes sortes de jeux sexuels et sadiques au terme desquels elles sortent mutilées, et ce, pour le bon plaisir des hommes. Après s’être échappée de ce lieu, Méduse rencontre Persée, un voleur chargé de la ramener dans sa prison. Cette fois cependant, la narratrice triomphe de ses ennemis : elle réussit à déjouer le piège de son poursuivant et à chasser les bienfaiteurs, libérant ainsi les protégées. Au contraire de celle présentée dans le texte ovidien, c’est donc face à une Gorgone dotée d’une certaine agentivité que nous met Martine Desjardins, et c’est à partir de l’analyse du motif du regard que nous le constatons.

«Tu as des yeux de femme, Méduse» (178)

Avant d’aborder la spécificité des yeux de Méduse, il convient de s’attarder aux différents noms qu’elle leur donne, puisqu’ils sont rebaptisés à 78 reprises3 tout au long du récit. Méduse les personnifie selon six registres, soit celui du médical, du bestial, du terrifiant, de la laideur, de la destruction et de la sexualité (voir Annexe I). Il s’avère que le champ lexical le plus fourni est celui de la laideur, qui compte 21 appellations, et que le moins abondant est celui de la sexualité, qui n’en compte que 3 et apparaît plutôt à la fin du roman4. Méduse nomme ainsi ses globes oculaires qu’elle n’a jamais vus, non seulement parce qu’on les lui a cachés, mais aussi parce qu’elle aurait préféré être « énuclée plutôt que de connaître le vrai visage de [sa] laideur. » (10) À force que le récit progresse, cette personnification (qui compte 74 termes féminins) s’accompagne d’une transformation des phrases qui fait passer d’attributs physiques handicapants à personnages dotés d’une certaine autonomie, les Monstruosités (9) de la Gorgone. Plus qu’un thème, le regard est dès lors un embrayeur narratif central.

Ce n’est qu’à la toute fin de l’œuvre que la protagoniste comprend ce qu’incarnent réellement ses Obscénités (178) : « Et j’ai enfin compris ce que tu voulais dire par “des yeux de femme”. Car chacun de ces yeux offrait le spectacle saisissant d’une vulve ouverte et humide. » (201) À la suite de Murielle Gagnebin, spécialiste de psychanalyse de l’art, qui se demande si « la laideur se donnerait comme une présence et non sur le mode de l’absence » (1994, 13), nous avançons que le dégoût qu’inspire Méduse à ses contemporain·e·s relève d’un excès, celui d’une sexualité trop brute pour être regardée sans que l’expérience soit traumatique. La « honte de [ses] yeux » (Desjardins, 2020, 7), qu’elle dit avoir, concerne donc certes la laideur qu’on lui confère, mais découle surtout de cette sexualité qui nous « apparaît plutôt comme un point de passage particulièrement dense pour les relations de pouvoir » (1976, 136), pour le dire avec Foucault. C’est ainsi qu’on peut comprendre la capacité5 de la jeune femme à tuer les hommes et à terroriser les femmes d’un regard : au fond de ses pupilles, « la laideur s’offre à l’homme [et à la femme] dans une proximité aussi angoissante qu’irréductible. » (14) De cette façon, la narratrice se retrouve dans une position de paria où son apparence physique, qu’on juge repoussante, devient le motif de son oppression constante et du refoulement forcé de son désir.

Dans Méduse, la honte prend sa source dans ces « yeux de femme » (Desjardins, 2020, 178) dont la Gorgone est pourvue. David Caron, auteur de Marais gay, Marais juif : Pour une théorie queer de la communauté, définit la honte comme ce qui « se situe à la frontière précise qui sépare normal et anormal. » (2015, 211) Cette définition nous permet de clarifier la lecture de Méduse, où l’on met en scène un personnage dont on commente sans cesse la difformité, mais qui est intégré au social, au contraire du monstre mythique d’Ovide, qui lui est exilé à l’écart de la communauté. La Méduse de Desjardins se voit effectivement donner un rôle dans la société qu’elle encombre de sa présence obscène : celui de domestique à l’Athenaeum. Cette intégration, qui permet à la narratrice de rejoindre d’autres filles comme elle, témoigne d’une certaine normalisation de la laideur dans l’univers du récit. De cette façon, la fillette se trouve bel et bien sur le seuil entre l’anomalie et la normalité, ce qui accentue chez elle le développement d’un sentiment de honte, pilier de sa personnalité et, nous y reviendrons, source de sa jouissance.

Dans ses nouvelles fonctions, on oblige Méduse à « travaill[er] toujours à quatre pattes, les yeux collés au plancher. » (Desjardins, 2020, 27) Cette condition n’est toutefois pas tellement différente de celle à laquelle la jeune fille est habituée, elle qui a « appris à marcher comme une bossue, la tête ployée sous le joug de l’opprobre » (11) et qui raconte connaître le monde qui l’entoure par « les tapis et les paillassons, les pieds des meubles, les butoirs de portes, les carreaux de la cuisine » (12). Bourdieu, dans La domination masculine (1998), lie le « fait de s’incliner, de s’abaisser, de se courber » à la « soumission féminine », comme si « la féminité se mesurait à l’art de “se faire petite” » (46-47). De cette façon, ajoute-t-il, « les femmes restent enfermées dans une sorte d’enclos invisible […] limitant le territoire laissé aux mouvements et aux déplacements de leur corps » (46-47). La protagoniste expérimente littéralement cet enfermement à plusieurs reprises, notamment lorsqu’elle est forcée de dormir sous un cagibi pour avoir montré ses Ignoblesses (Desjardins, 2020, 155) : « [J’]avais si honte d’avoir été surprise nus-yeux que j’aurais été heureuse de rester enfermée dans le cagibi jusqu’à la fin de mes jours » (45). L’exiguïté du lieu, loin d’être une punition pour la narratrice, est plutôt un refuge hors du monde. Tout se passe comme si le sentiment de honte que ressent Méduse se transmuait en ce que David Le Breton, professeur à l’Université de Strasbourg, nomme des « techniques de blancheur [qui] sont des tentatives de se débarrasser de soi pour échapper aux pressions d’une identité intolérable. » Que ce soit sous un cabanon, derrière le paravent (Desjardins, 2020, 13) offert par les livres, ou encore dans ces « transes oculaires » dans lesquelles elle s’auto-induit afin de se plonger dans une stupeur dont elle souhaite « ne jamais émerger » (12), la protagoniste se sauve d’un visage et d’une identité qu’elle ne peut affronter, concrètement et figurativement. Toutefois, ce que ni elle ni le monde ne sont prêts à regarder, ce ne sont pas ses Accablances (47) en soi, mais bien le potentiel sexuel qu’elles représentent. C’est pourquoi les techniques de blancheur dont use la Gorgone atteignent leur paroxysme au moment où elle découvre que ses Aridités (79), lorsque fermées, ont un pouvoir analgésique : « En me retranchant derrière mes paupières, j’arrivais à me couper de la douleur physique, à m’en anesthésier presque entièrement. » (45-46) Dès lors, les Abominations (144) de la protagoniste deviennent le vecteur d’une jouissance puissante qui mène la narratrice à l’expérience d’un plaisir interdit et de l’exaltation.

«Par mes orbites, je giclais comme la fontaine en tête de Méduse» (174)

En isolant la jeune fille, en l’empêchant de voir les visages des gens, et donc de créer un contact avec ses semblables, on lui enlève aussi le droit d’entretenir un rapport érotique avec l’autre puisque, comme l’avance Le Breton, « [l’]érotisme est une relation de jouissance réciproque au corps d’autrui. » (2006, 23) C’est dans ce contexte que la capacité de la protagoniste à explorer sa sexualité devient un enjeu explicite du roman à partir du moment où elle s’aperçoit qu’elle a ses premières règles, un soir où elle frotte ses Plaies d’Égypte (178) : « Quand j’ai rouvert mes Onanismités, j’avais les doigts poisseux de sang ; le sang de mes premières menstruations. » (61) D’une part, l’image que propose Desjardins contribue à accentuer l’aspect hideux du personnage : non seulement ses Avortonnes (27) saignent-elles, mais elles suintent un sang impur, puisque associé à la capacité de la femme d’enfanter. Méduse quitte ainsi, à l’insu de toustes, son statut de fillette pour se rapprocher de celui de femme. D’autre part, le choix du mot « Onanismités », qui dénote l’acte de la masturbation, n’est pas innocent. En effet, cette scène marque un tournant dans la narration, car pour la première fois la jeune Gorgone ressent un plaisir de nature sexuelle tandis que ses Cataclysmes (157) deviennent « la source et le point focal d’une jouissance dont la densité [finit] par [l’]envahir tout entière. » (61) À plusieurs reprises à partir de ce point du récit, la narratrice jouit par ses Grotesqueries (156) : « Sur mes joues a bientôt ruisselé, non pas des larmes, mais un liquide lactescent, à la texture visqueuse, au parfum cru et au goût séminal » (174).

Au cours de l’histoire, Méduse continue de prétendre ne pas être menstruée (elle ne raconte cet épisode qu’à son destinataire), ce qui la rend d’autant plus désirable aux yeux des bienfaiteurs. Plus encore, c’est parce qu’il est queer6 que ce corps leur plaît, attirant d’abord l’attention de la directrice de l’institut, qui prend conscience de la résistance à la douleur hors du commun de Méduse (81) et qui, dès lors convaincue que la jeune fille amusera les bienfaiteurs, en fait leur nouvelle « compagne de jeu » (92). Tout comme la matrone, les hommes qui jouent avec Méduse admirent sa tolérance sans limites aux sévices qu’ils lui infligent. En réalité, c’est qu’elle arrive à transformer sa souffrance en une jouissance qui devient un dispositif de subversion, usant de son calvaire pour générer un désir illicite. La protégée expérimente ainsi l’abjection, un concept amené par la psychanalyste Julia Kristeva, et qui, comme l’explique le théoricien queer David Halperin, n’a rien à voir avec un seuil au-delà duquel la douleur se transforme en plaisir. Elle ne consiste pas à éprouver du plaisir à être dominé. Bien loin de glorifier la domination, l’abjection permet à l’esprit de s’en libérer en déréalisant les effets humiliants qu’elle entraîne – en la privant de sa capacité à rabaisser le sujet et, du même coup, en lui ôtant une part de sa réalité. (2010, 86)

En effet, Méduse est torturée, mais elle parvient, en fermant ses Vicieusetés (Desjardins, 2020, 80), à expérimenter en secret un plaisir qui la mène à l’exaltation et qui n’est pas lié à un excès de douleur, mais seulement à sa présence. La protagoniste mentionne notamment « le vertige […] devenu exaltant » (118-119) et les « couinements lascifs et incongrus » (91) qu’elle émet alors qu’elle est « éblouie de l’intérieur par une apothéose de lumière » (91). Ces événements, dont les images évoquent une sexualité transcendante, s’accompagnent cependant d’un sentiment de honte poignant : « Je me faisais horreur à moi-même » (125), révèle la narratrice. À ce point du roman, la subversion du désir est donc partielle. Elle provient effectivement de l’abjection, qui permet à Méduse de reprendre un certain pouvoir sur sa jouissance en tirant avantage de l’humiliation que les sévices lui imposent, mais ses effets sont temporaires, car la honte guette la Gorgone dès qu’elle prend conscience des sensations qu’elle ressent.

Il appert que les jeux sadiques des bienfaiteurs échouent lorsque Méduse arrive à entrer dans ces états d’exaltation extrême. C’est donc durant ces séances que Méduse se soustrait à l’emprise du social sur son désir, qui naît bien du lieu même où l’on cherche pourtant à l’annihiler, mais n’est plus modulé selon les besoins et volontés des hommes qui le provoquent. Au contraire, Méduse est maîtresse du plaisir qu’elle seule engendre, se jouant de ce qui suscite l’excitation chez les hommes qui l’agressent, soit l’illusion d’une souffrance dont ils seraient les maîtres absolus. Cependant, il faut attendre la fin du roman avant que Méduse assume complètement sa condition, ainsi qu’elle l’écrit à Persée qui lui a permis de se voir dans un miroir afin qu’elle découvre la véritable nature de ses Écœuranteries (17) : « [T]on intention de me révéler à moi-même était louable. Sans ton médaillon, je me débattrais encore avec la honte. Chaque fois que j’y mire mes yeux, je ressens un immense plaisir ». (209) À partir de cette déclaration, la jeune femme cesse de personnifier ses Grandes Faucheuses (177) et les désigne par le nom commun « yeux ». Ce glissement sémantique témoigne d’une capacité de la narratrice à reconnaître ce que tous les membres de sa société ont qualifié d’Imperfections (17) comme de saines composantes de sa personne.

« Je regarde ailleurs, désormais. » (210)

Il nous semble alors que le texte de Desjardins exemplifie « [q]ue toute chose peut susciter des désirs contradictoires » et « [q]ue le désir peut aller se loger là où l’on ne l’attend pas » (Korf-Sausse, 2002, 88), car la narratrice expérimente le plaisir  au lieu même où toutes les autres filles avant elle avaient expérimenté le traumatisme. Son désir émerge là où le dégoût des autres se manifeste « au prix d’un énorme sacrifice personnel, [d’]une exaltation perverse. » (Halperin, 2010, 82) Le plaisir de Méduse est d’autant plus subversif que, comme l’avance le philosophe et théoricien queer Paul B. Preciado, « sexe et handicap continuent d’être des concepts antagonistes » et qu’au cours de l’Histoire, « [l]e corps handicapé a été représenté comme a-sexuel, in-désirable, et [que] toute expression de sa sexualité fut soit pathologisée, soit réprimée. » (2019, 166) En effet, si les Charnalités (Desjardins, 2020, 188) de Méduse sont cachées – tour à tour par ses cheveux, un bandeau, des œillères, puis des lunettes7 – tant qu’elle n’est pas libérée de l’emprise de cette communauté qui contrôle son désir, c’est d’abord parce que ses parents8 en ont peur, mais c’est surtout parce qu’elles représentent un handicap qui rend la monstration de cette sexualité débridée inacceptable.

Dans Un appartement sur Uranus, Preciado indique que « la sexualité est un théâtre politique dans lequel le désir, et non l’anatomie, écrit le scénario » (2019, 329). C’est exactement ce que montre Méduse, un texte où la notion de désir pose problème, justement parce qu’elle est ce qui fait dérailler les relations de pouvoir qui y sont à l’œuvre. C’est en travaillant le mythe de la Gorgone que Martine Desjardins parvient à traiter du paradoxe qui lie honte et jouissance chez une jeune femme de qui on réprime une sexualité dont la vue est insupportable. En exploitant le thème du regard, l’autrice met en scène un être dont la monstruosité découle d’une jouissance conflictuelle qui s’exprime à travers l’expérience de l’abjection et qui excède les normes de la féminité. C’est ainsi qu’au creux de ce récit, le plaisir se donne à voir dans toute sa complexité contradictoire, mais surtout dans toute la violence qu’implique l’acceptation complète d’un désir hors norme.


  1. Ce texte sera féminisé à l’aide de la méthode du point médian ou de pronoms inclusifs, selon le cas.
  2. Nous utilisons la traduction de Marie Cosnay, parue en 2017 aux Éditions de l’Ogre.
  3. Voir le tableau en Annexe I.
  4. L’apparition de ce champ lexical restreint coïncide avec la compréhension, de plus en plus grande, que Méduse acquiert de son statut de « femme » par opposition à celui de « fille ». 
  5. Bien que nous n’ayons pas l’espace pour explorer en profondeur cet aspect du roman, il nous semble pertinent de commenter brièvement les caractéristiques hors du commun des Épées de Damoclès (Desjardins, 2020, 177) de la Gorgone. Tout au long du roman, les Dégradances (124) de Méduse, en plus du pouvoir de tuer ou de terrifier, développent des capacités exceptionnelles chaque fois que la narratrice les dévoile : « nyctalopie » (45), action « analgésiante » (45), maîtrise des animaux (64), capacité à voir « à travers l’étoffe comme si c’était du verre » (91), pouvoir de « dévitaliser » (151) un être humain et, enfin, acquisition d’un « troisième œil » (203). Alors qu’elle possède de plus en plus de pouvoirs, la jeune fille passe de proie à prédatrice de ses semblables.
  6. On note en effet une certaine ambiguïté quant à la présence ou à l’absence d’organes génitaux normatifs chez la jeune fille, puisque Méduse ne contient aucune description du corps de la narratrice en bas des hanches. Bien que l’autrice nous révèle que la protagoniste possède des vulves à la place des yeux, elle ne nous dit rien du reste de son anatomie: on a donc affaire à un corps potentiellement hors normes, autrement dit, à un corps queer.
  7. Notons la progression du statut des éléments qui cachent les Horripilances (Desjardins, 2020, 19), qui passent de primitifs, comme le sont les cheveux, à sophistiqués, lorsqu’on donne finalement à la jeune fille des lunettes fumées. Cette gradation ascendante montre à la fois l’aisance que développe Méduse à contrôler ses Suppôtes (144), puisqu’elle entretient un rapport d’abord instinctif, puis de plus en plus instrumental à ses Menaces (76), mais incarne à la fois le pouvoir que possède la narratrice sur la société, dont elle maîtrise de mieux en mieux les codes.
  8. À cet égard, nous convoquons la pensée de la psychanalyste Simone Korf-Sausse, qui écrit que « le premier miroir est le regard de la mère. » (2002, 95) Le motif du miroir, qui dans le mythe original représente l’arme la plus efficace contre la Gorgone, est ici présent en filigrane, puisque la mère de Méduse refuse de la regarder. Ainsi, la protagoniste est, dès l’enfance, privée du premier lieu de reconnaissance de soi qui ponctue l’existence d’un individu ; sa quête identitaire à l’aveuglette nous paraît être le reflet de cette privation originelle.

Bibliographie

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Annexe I


An undergraduate
feminist art & art history
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