YIARA 

MAGAZINE


Lire la romance – Lune Wagner


APRIL 11, 2021





Des Hauts de Hurlevent, d’Émilie Brontë, à After, d’Anna Todd, en passant par Le journal de Bridget Jones, de Helen Fielding, l’écriture de la romance se diversifie et élargit notre vision de la condition féminine, de la sexualité et du couple. Depuis la fin des années 90, on voit émerger de nouvelles mutations de la romance, avec des héroïnes contemporaines ayant un emploi et une vie sexuelle active. Or, il est parfois reproché à la romance de perpétuer des stéréotypes misogynes comme la glorification de la féminité (au désavantage de l’esprit, de l’intelligence ou de l’humour), ou bien la soumission des femmes dans les scènes érotiques. Pourtant, la romance connaît un succès planétaire depuis la fin du XXe, et son lectorat demeure (très) majoritairement féminin. Alors, pourquoi lire la romance lorsqu’elle semble participer à l’enracinement d’une société sexiste  ? 

Plusieurs théoriciens se sont penchés sur la question et il s’avère que, paradoxalement, la romance participe aussi aux progrès féministes des dernières années.

Sans prétendre arborer une vision complète de la romance et de ses enjeux, je me limiterai à deux de ses récentes déclinaisons ayant eu une résonance mondiale: la new romance et la chick lit. 

Qui dit new romance dit 50 nuances de Grey (ou After) ! Aussi appelée « romance érotique », la new romance adopte un langage sexuel explicite. Issu de fanfictions dont les auteur.trice.s sont – pour la plupart – anonymes, le genre naît dans la mosaïque du Web, et sa publicité passe principalement par les réseaux sociaux ainsi que par le mystère autour de l’identité de l’auteur.trice. 

La chick lit, elle, est inspirée du succès de certaines émissions télévisées comme Sex and the City. Le langage y est plus familier, l’intrigue est ancrée dans une société moderne et les héroïnes se heurtent à des enjeux nouveaux comme la peur de l’engagement ou l’hostilité du monde du travail (Hache-Bissette, 2012). On pense notamment au Journal de Bridget Jones ou au Journal de Carrie, deux séries adaptées à la télévision. 

Ce qu’on reproche à la romance littéraire 

Un érotisme satiné

Dans la new romance, les scènes érotiques sont à la fois codifiées et idéalisées. «Dans ces romans, le sexe est systématiquement “incroyable” et dure des heures. Le sexe raté ou le sexe vite fait bien fait n’ont pas leur place» (Emmanuelle, 2017, p.36-37). L’accent est mis sur l’ouïe, à travers la description des cris ou des gémissements, tandis que les odeurs, les poils ou encore les fluides sont passés sous silence. Rien ne colle, ne glisse ou ne gratte, le sexe y est présenté de manière plus «lisse» (Béja, 2019). 

Des inégalités de genre 

Hormis l’aspect édifiant des scènes sexuelles, ces dernières dissimulent d’autres stéréotypes incluant la subordination systématique du personnage féminin (Béja, 2019). On pense notamment aux bodice-rippers (romance intégrant des scènes de viols, où l’héroïne tombe, malgré tout, amoureuse de son ravisseur) des années 70 et 80, publiés par les maisons d’édition Harlequin et Mills and Boon. Aujourd’hui, ces livres tendent à perdre en popularité, mais continuent d’influencer les plumes (L. Crane, 2010). 

Une étude menée par L. Crane en est significative. Publiée en 2010, elle rapporte les réponses de 80 lectrices sur des questions au sujet de la romance. Parmi elles, l’une portait sur les scènes sexuelles. Les participantes devaient choisir entre trois types de romance : un premier comportant à la fois des scènes où l’héroïne est dominée et d’autres où elle entreprend l’acte, un second type ayant uniquement des scènes érotiques avec un héros agressif et un dernier où seule la femme fait le premier pas. 

Or, on note qu’aucun des choix de réponse ne suggère un comportement agressif ou dominant du  personnage féminin, sous-entendant ainsi un paysage littéraire uniforme où seule la gent masculine domine et/ou fait preuve de violence. 

Sur le plan de l’expertise sexuelle, le héros et l’héroïne demeurent inégaux. Chez The New You Survival Kit, de Daisy Waugh, la protagoniste est une femme qu’on étiquette de  sexuellement «libérée», en raison de ses nombreux partenaires. Pourtant, cette dernière n’aura son premier orgasme qu’aux côtés du héros. 

Dans leur article Rewriting the romance, Gill et Herdieckerhoff parlent d’une «revirginisation» du personnage féminin qui, malgré son expérience sexuelle, retombe dans un état émotionnel virginal, vivant pour la première fois le sexe «réel». Ce retour à une posture à la fois innocente et novice est un outil narratif (traditionnel des collections de Harlequin et de Mills and Boon) pour transmettre aux lecteur.trice.s le caractère spécial de la rencontre sexuelle entre les deux protagonistes. Il suggère également que l’héroïne n’était pas aussi expérimentée qu’elle le pensait et que seul le héros pouvait l’aider à devenir une «vraie» femme. Ici, l’enjeu ne réside pas dans le scénario en lui-même, mais dans sa répétitivité. 

Des schémas répétitifs

Certain.e.s auteur.trice.s vont jusqu’à partager leurs expériences cauchemardesques avec le caractère industriel du genre, où les délais de publication sont serrés et les libertés peu accordées. Dans son livre Lettre à celle qui lit mes romances érotiques, et qui devrait arrêter tout de suite, Camille Emmanuelle raconte la manière dont sa maison d’édition lui imposait des dates de tombée impossibles à respecter, ainsi qu’une grille Excel à remplir à propos de son intrigue et de ses personnages ( âge et date de naissance, apparence, modèle physique, relation avec le personnage principal, personnalité, biographie, etc); le tout accompagné d’une photo de la célébrité dont ces derniers sont inspirés. Ce processus donnait lieu à des scénarios et à des personnages redondants. Par exemple, la new romance raconte l’histoire d’«une jeune femme plus ou moins innocente, urbaine, à l’université ou au début de sa carrière professionnelle, [qui] rencontre un homme beau et riche, rongé par une blessure secrète qui l’a fait renoncer à l’amour. Il va l’initier aux joies du sexe, elle va lui faire découvrir les sentiments» (Béja, 2019); tandis que la chick lit suit le parcours d’une célibataire à la recherche du prince charmant et se termine par un happy end (Hache-Bissette, 2012). 

On note aussi une certaine ténacité des stéréotypes chez les personnages, notamment avec des couples invariablement blancs et hétérosexuels. Les héros sont experts en termes de sexualité et occupent une position sociale plus élevée. Les héroïnes, elles, portent toujours une part d’innocence et de naïveté. Dans la chick lit, elles tombent facilement dans le piège d’autres rivales et parviennent à les surpasser, non grâce à leur esprit, leur intelligence ou leur humour, mais par leur féminité. L’idée de sororité est d’ailleurs souvent ignorée, au profit d’une rivalité féminine omniprésente.

Certain.e.s féministes reprochent aux héroïnes de la chick lit de perpétuer des stéréotypes genrés avec des femmes frivoles, obnubilées par leur apparence et par des objets matériels. Elles s’accommodent à une société sexiste et consommatrice qu’elles ne songent pas à remettre en question (Hache-Bissette, 2012). 

Recherchant l’amour à tout prix, ces héroïnes entretiennent leur corps comme des forcenées et soutiennent des idées selon lesquelles (1) le bonheur et l’épanouissement d’une femme reposent sur sa liaison avec un homme, et (2) que cette liaison n’est possible que par une vigilance sans faille quant à son corps, son alimentation, son activité physique, sa féminité, etc. (Ibid). 

Ainsi, au-delà de créer un environnement toxique pour les écrivain.e.s, «l’usine à romance» suit des schémas routiniers qui finissent par lasser les lecteur.trice.s et entretenir des stéréotypes de genre sur les femmes (Béja, 2019). 

Mais alors… pourquoi lire la romance?

Contente que vous posiez la question! 

Le plaisir féminin

Certes, les scènes érotiques semblent promouvoir une vision lissée d’une sexualité dominée par le héros. Or, de ces romans émane un autre schéma sexuel, cette fois axé sur le plaisir féminin. 

Les exemples de comportements rétrogrades et régressifs dans la romance sont autant présents que les scènes dans lesquelles le héros est impatient de donner du plaisir à l’héroïne par le sexe oral. Si l’on regarde l’ensemble du champ de la culture populaire, on ne voit ce genre de scène nulle part ailleurs, qui plus est de manière régulière. (Luther, 2013)

Ces scénarios élargissent l’horizon d’attente des lectrices vis-à-vis de la sexualité qui ne se limite plus à une vision phallocentrée. Par exemple, la fellation et la sodomie sont rares, voire inexistantes. La forme littéraire donne une représentation plus complexe de la relation, où émotions, doutes et désir font partie intégrante de l’acte. Chose que l’on retrouve difficilement dans les films grand public ou les clips pornographiques. La femme n’est plus objet de plaisir, mais sujet intégrant. À ce propos, on note les nombreuses mentions du clitoris, organe destiné au plaisir féminin et longtemps ignoré par les manuels d’anatomie (Ibid). 

Par ailleurs, on a beau reprocher à la chick lit la «revirginisation» d’une héroïne qui ne découvre les vraies joies du sexe qu’auprès du héros, ce récit remet implicitement en question un vieil adage féministe: encourager la liberté sexuelle des femmes à travers le papillonnage d’un amant à l’autre. Ici, cette liberté n’est pas ce qui fait le bonheur de la femme (Gill & Herdieckerhoff, 2007). 

En revanche, c’est par ces fréquentes relations sexuelles que la romance fait comprendre à la gent féminine qu’il est normal d’explorer leur sexualité et qu’elle ne devrait pas être taboue (Gardner, 2019).  

Des lecteur.trice.s lucides

Janice Radway, une pionnière de la romance littéraire, a écrit un article intitulé Women Read the Romance: The Interaction of Text and Context (1983). Elle y explique l’erreur de la plupart des théoricien.cienne.s qui ne s’attardent qu’à des détails ponctuels (souvent les scènes sexuelles) pour critiquer la romance. En faisant fi du reste du livre, de son contexte de production ou encore de la capacité des lecteur.trice.s à faire preuve de jugement et de recul, on limite l’œuvre à l’unique interprétation de ces intellectuel.le.s.

Or, les forums et les réseaux sociaux démontrent un lectorat qui se prononce sur les questions de sexisme et de violence. Les lecteurs, et plus précisément les lectrices (car le public est majoritairement féminin) font preuve d’une capacité de critique qui ne leur est pas toujours reconnue. Elles n’approuvent pas l’entièreté du récit qui leur est présenté et développent même des moyens pour éviter les romances les moins susceptibles de leur plaire (par exemple en évitant certain.e.s auteur.trice.s, en lisant le synopsis ou en évaluant le titre, la couverture et la plume). Dans l’étude menée par L. Crane auprès de 80 lectrices (2010), on remarque que les héros faisant preuve d’agressivité envers la protagoniste sont beaucoup moins acceptés par les lectrices d’aujourd’hui, en comparaison aux générations précédentes. 

Du temps pour soi

Radway souligne également les avantages de prendre le temps de lire dans un monde où les femmes sont sursollicitées par les responsabilités familiales et professionnelles. D’après elle, le désir d’évasion est l’une des motivations principales de la lecture romantique. Par exemple à travers le sentiment de bonheur et d’espoir que procure le récit.

Dans la même veine, les lectrices étudiées par L. Crane (2010) prônent le caractère attentionné du héros de la romance. Selon elle, les participantes recherchent chez leur partenaire des caractéristiques qualifiées de féminines ou de maternelles, comme l’attention, la chaleur, la compréhension, l’écoute, la communication  ou encore  l’affection – qualités essentielles à l’intimité dont fait preuve le héros. 

La psychanalyste féministe Nancy Chodorow interprète l’avidité de la romance comme un moyen de combler un manque de soin émotionnel de la part de la gent masculine. Les romances dessinent une relation intense et transcendante dans laquelle la femme suscite beaucoup d’attirance sexuelle chez son partenaire et reçoit la même attention maternelle qu’elle donne à sa moitié. 

Un enjeu social

Pour clore, si on met de côté l’enjeu des stéréotypes et des schémas récurrents, on note que la romance est avant tout un reflet de notre réalité. 

Dans une sphère littéraire dominée par les hommes, le seul genre écrit par des femmes, pour des femmes et sur des femmes est dévalorisé. Il se vend moins cher en librairie et sa lecture en public s’accompagne parfois d’un certain embarras. Même si cette dévalorisation ne repose pas uniquement sur le fait que ce soit une industrie féminine, il est fort probable que cela en influence le statut. 

Enfin, son usage principal étant l’évasion des responsabilités de famille et de couple, le succès de la romance montre que les intérêts des femmes ne se limitent pas à ceux de leur famille ou de leur amant. La plupart des lectrices étant des mères mariées, autour de la trentaine, leur lecture semble être le symptôme d’un besoin d’échapper aux pressions sociales liées à la maternité et d’un manque généralisé de soin émotionnel de la part de leurs partenaires masculins (Radway, 1983).

Ainsi, plutôt que de pointer ce qui va et ce qui ne va pas dans la romance, ne devrait-on pas se demander ce qu’elle nous apporte (éducation, fantasme, évasion) et ce que cela dit de nous (besoin d’espace personnel et d’attention émotionnelle)?


Bibliographie 

Béja, Alice. « La new romance et ses nuances ». Revue du Crieur N° 12, no 1 (21 février 2019): 106‑21.

Crane, Lynda L. « Romance novel readers: In search of feminist change? » Women’s Studies 23, no 3 (1 juillet 1994): 257‑69. https://doi.org/10.1080/00497878.1994.9979026.

« Gardner – Defending the Bodice Ripper.pdf ». Consulté le 6 avril 2021. https://encompass.eku.edu/cgi/viewcontent.cgi?article=1605&context=etd.

Gardner, Dora Abigail. « Defending the Bodice Ripper », s. d., 41.

Gill, Rosalind, et Elena Herdieckerhoff. « Rewriting The Romance: New Femininities in Chick Lit? » Feminist Media Studies 6 (1 décembre 2006). https://doi.org/10.1080/14680770600989947.

Hache-Bissette, Françoise. « La Chick lit : romance du XXI e siècle ? » Le Temps des medias n° 19, no 2 (27 novembre 2012): 101‑15.

Luther, Jessica. « Beyond Bodice-Rippers: How Romance Novels Came to Embrace Feminism ». The Atlantic, 18 mars 2013. https://www.theatlantic.com/sexes/archive/2013/03/beyond-bodice-rippers-how-romance-novels-came-to-embrace-feminism/274094/.

Radway, Janice A. « Women Read the Romance: The Interaction of Text and Context ». Feminist Studies 9, no 1 (1983): 53‑78. https://doi.org/10.2307/3177683.


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