YIARA 

MAGAZINE


(REVIEW) Performer l’archive: la création d’un espace dialogique queer chez Pauline Boudry et Renate Lorenz


NOVEMBER 28, 2017





La Galerie de l’UQAM présentait à l’hiver 2017, en collaboration avec la Biennale de l’image en mouvement de Genève, l’installation vidéo Silent (2016) du collectif berlinois Pauline Boudry & Renate Lorenz. C’est dans un contexte optimal que les spectateurs pouvaient s’adonner au visionnement de l’œuvre, dans une petite salle de projection derrière les rideaux feutrés.

L’œuvre filmique est une captation d’une performance mettant en scène la DJ d’origine vénézuélienne Aérea Negrot.1 Le lieu de l’action est hautement symbolique. Negrot prend place sur une plateforme tournante disposée au milieu de l’Oranienplatz, un parc du quartier Kreuzberg de Berlin occupé entre 2012 et 2014 par un camp de réfugiés protestataires.2 En septembre 2012 on compte environ 50 demandeurs d’asile qui chemineront sur la place publique au bout d’une marche de 600 km depuis Würzburg (Bavière). À ce petit groupe de marcheurs se sont joints d’autres réfugiés provenant de divers camps. À l’apogée du mouvement, 450 de ces individus fuyaient des troubles politiques de différents pays d’Afrique, notamment de Libye, suite à l’éclatement de la guerre civile sous Mouarmmar Kadhafi.

Dans la vidéo, la présence imposante d’une dizaine de microphones laisse croire à une prise de parole de la part de Negrot qui semble tenir un point de presse. C’est toutefois son silence qui meuble les premières minutes de la captation. La manœuvre de Boudry & Lorenz fait référence à l’œuvre 4’33” de John Cage (1952), dont la partition donne comme indication à ses interprètes de ne rien jouer pendant la totalité de ses 3 mouvements; respectivement de 30 secondes, 2 minutes 23 secondes et 1 minute 40 secondes. Le silence de l’œuvre de Cage3 se voulait un renoncement à la norme artistique conventionnelle et une forme de détournement pour marquer l’absurdité du moment musical. Devant la caméra et l’enchevêtrement des microphones, la performeuse pratique un silence qui n’est cependant pas dicté, mais bien volontaire. Le mutisme auquel elle s’adonne est résolument expressif et critique. Negrot feint une prise de parole vouée à l’échec, car ni un mot ni un son ne sont esquivés. Le silence qui domine interroge la liberté de parole citoyenne dans l’espace public ainsi que l’attention des médias pour les causes sociales. Le régime d’informations en continu donnant lieu le plus souvent à une désinformation et à un sensationnalisme moussé par un populisme ambiant. L’Oranienplatz incarne sous la lentille de Boudry & Lorenz un espace social où la collectivité tente à plusieurs reprises de reprendre son droit de parole.

Le collectif berlinois adhère à une identité queer.4 Il traite avec l’œuvre Silent du manque de considération sociale et politique dont ont souffert les communautés LGBTQIA, trop souvent laissées sans voix jusqu’à ce jour, notamment depuis les actes violents de répression de Stonewall en 1969. Boudry & Lorenz insistent sur la dualité entre le silence imposé par un ordre social et politique discriminant et la prise de parole militante (silencieuse et pacifiste), symbolisée par la performance de Negrot. Les artistes misent sur la capacité de la performeuse à remémorer par une action simple une multiplicité de moments historiques qui ont caractérisé les luttes LGBTQIA et ainsi, empêché qu’ils ne tombent dans l’oubli collectif. Positionnée devant les micros, Negrot ne cache pas l’émotion qu’elle éprouve en songeant à ces tristes souvenirs. L’œuvre consiste aussi à un retournement de situation, puisque du silence omniprésent de la première portion de la vidéo émerge une prise de conscience. Le potentiel critique de cet acte s’accroît également lorsque la chanteuse s’éloigne de la plateforme tournante pour s’asseoir sur un banc non loin de là, parmi les berlinois qui profitent des espaces du parc. Negrot entonne alors une chanson dont les paroles sont inspirées de l’expérience de l’analyste militaire transexuelle Chelsea Manning, condamnée en 2010 à 35 ans de prison pour avoir transmis à WikiLeaks des documents faisant état de la mort de civils durant les guerres d’Afghanistan et d’Irak. Les paroles de la chanson expriment la lâcheté du président américain face à l’engagement militaire de son pays en Afrique et l’indifférence de la population face aux droits des personnes trans comme Manning, victime à son tour de discrimination lors de son incarcération.5

Drag temporel et généalogie queer

L’œuvre filmique Silent met à profit plusieurs enjeux politiques et identitaires. À partir d’un même lieu, l’Oranienplatz, Boudry & Lorenz font appel à des récits d’identités marginalisées qui proviennent de moments historiques divers. L’histoire est ainsi réactivée et réactualisée au moyen de la performance de Negrot et de son intervention, tant corporelle que discursive.

Jack Halberstam, dans Queer Time and Place. Transgender Bodies, Subcultural Lives, prône un effacement des frontières entre archivistes (et chercheur.e.s) et producteur.trice.s culturel.e.s. Selon Halberstam, il est nécessaire d’envisager une communauté queer élargie et d’éliminer les barrières hiérarchiques et temporelles qui structurent les récits historiques hégémoniques. L’auteur fait notamment référence à une lecture historique hétérosexuelle linéaire prédominante, privilégiant une mise en récit chronologique de personnages héroïques, souvent masculins et normatifs. Halberstam montre que les générations futures détiennent une part de responsabilité dans la l’inscription d’une épistémologie queer qui s’intéresse à des sujets issus de la subculture queer au sein de la recherche académique.6 Elizabeth Freeman quant à elle, propose le concept de drag temporel (‘temporal drag’) qu’elle définit comme “ […] a stubborn identification with a set of social coordinates that exceed one’s own historical moment”.7 Pour Freeman il n’existe pas de temporalité ontologique de la performativité queer, ce qui justifie l’adoption d’une posture antihiérarchique.


Cet appel anti-générationnel est aussi convoqué dans le concept de « généalogie queer » amené par la chercheure française Elisabeth Lebovici. L’auteure s’intéresse aux méthodologies stratégiques employées par Boudry & Lorenz dans leurs installations performatives. La recherche préalable dans les fonds d’archives constitue la matière première de leurs œuvres. Cette approche permet au collectif de juxtaposer plusieurs récits tirés de moments temporels distincts dans un même espace-temps artistique et de mettre en valeur différentes formes de savoirs « historiquement situé[s] [qui] riment les uns avec les autres».8

L’œuvre Silent s’inscrit dans cet effort dialogique et contribue à la construction d’une « généalogie queer » ainsi qu’au renversement des discours hétéronormatifs hégémoniques. La cohabitation de temporalités antagoniques passé/présent a également pour fonction de réactiver la mémoire des documents d’archives non pas visibles, mais performés par Negrot. Boudry & Lorenz font ici appel à la perception sensible du spectateur qui est invité à ressentir les traces émotionnelles du récit queer dont il est question.

Julie Richard

Julie Richard est candidate au doctorat interuniversitaire en histoire de l’art à l’UQAM et membre de l’Institut de recherche et d’études féministes et du CELAT. La chercheure s’intéresse principalement aux actes de résistance artistiques des femmes et des identités queer, tant chez les avant-gardes historiques qu’en art actuel. Ses recherches portent sur les relations entre le corps, l’espace et l’architecture ainsi que sur la création d’espaces alternatifs et d’espaces queer.

Coordonnées: richard.julie6@gmail.com

 

Avec la permission de la Galerie de l’UQAM.

 


  1. Negrot travaille principalement à Berlin. Elle situe sa pratique en dehors des catégorisations et l’esthétique de ses vidéos prône une dé-identification des genres artistiques et sexuels. Voir https://www.bpitch.de/en/artist/aerea-negrot/.
  2. Philippe Dumaine, «Matières à Réflexion», Pauline Boudry & Renate Lorenz, Carnet de l’exposition, no 22, Montréal: Galerie de l’UQAM, 2017, p. 5.
  3. Le compositeur aurait pris conscience tardivement de son homosexualité.
  4. https://www.boudry-lorenz.de/biography/.
  5. Alors que Manning annonce sa demande de changement de genre au lendemain de sa condamnation, «elle est toutefois incarcérée dans une prison pour hommes, placée en cellule d’isolement pour de longues périodes et privée de traitements hormonaux pendant plusieurs années». Trois jours avant son départ de la Maison-Blanche le 17 janvier 2017, le président Barack Obama a annoncé qu’il écourtait le séjour d’incarcération de Manning. Elle est libérée en mai 2017. Philippe Dumaine, op. cit., p. 2.
  6. Jack Halberstam, In Queer Time and Place. Transgender Bodies, Subcultural Lives, New York: New York University Press, 2005, p. 163.
  7. Elizabeth Freeman, “Packing History, Count(er)ing Generations“, New Literary History, Vol. 31, no. 4, 2000, p. 2 cité dans Halberstam 2005, p. 179.
  8. Halberstam 2005, p. 170 cité dans Élisabeth Lebovici, « Généalogies queer », Critique, n° 759-760, Août 2010, p. 671.

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feminist art & art history
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