Représentation de la mère : Madone ou Putain? -Aélia Delêtre
14 décembre 2023
Dans « Women as a Sign In Pre-Raphaelite Literature », deux historiennes de l’art, Pollock et Cherry, examinent la « construction of ‘Woman’ […] around the polarity of virgin/whore » (la construction de la “femme” […] autour de la polarité Madone/putain [traduction libre]). Cette dichotomie oppose la mère au foyer pure et vertueuse, inspirée par la Sainte Vierge Marie, à la putain impure, fortement associée à la prostitution et aux classes ouvrières à partir du XVIIIe siècle (Pollock, Cherry 2010, 160). En effet, les sujets de la mère et de la travailleuse du sexe figurent parmi les favoris des artistes modernes. À l’aide de quatre œuvres provenant de quatre périodes et artistes différents, Take Your Son, Sir! (1851-56) de Brown (fig.1), Mother and Child (1923) de Dix (fig. 2), Zwillinge (1922) d’Overbeck (fig. 3), et The Mothers (2011) de Saville (fig 4), cet essai dépeint les différents discours autour du symbole de la mère et de la maternité. Je soutiendrai que les quatre œuvres, bien que toutes plus ou moins inspirées par l’idéologie de la Vierge, déconstruisent cet archétype de la mère pure et vertueuse. Cependant, là où Madox et Dix le font pour mettre en lumière l’anxiété procurée par cette figure au spectateur imaginaire, Overbeck et Saville utilisent cette déconstruction pour montrer la réalité et la complexité de la maternité.
Emprunts à l’iconographie de la Vierge
Les quatre artistes ont fait appel à l’iconographie de la Vierge Marie dans leur œuvre afin de faire écho à la femme pure et vertueuse que le spectateur associe à cette figure religieuse. Ford Madox Brown et Otto Dix présentent leur personnage féminin tenant un enfant contre leur buste dans un subtil mouvement qui l’offre au regard des spectateurs. Cette iconographie populaire se retrouve dans plusieurs peintures religieuses telles que Madone Terrranuova (1505) de Raphaël (fig. 5) et Madonna and Child (1520) de Francesco Granacci (fig. 6), deux œuvres de la Renaissance montrant la Vierge passive qui regarde avec dévotion le Messie qu’elle offre au monde. Brown va même plus loin puisqu’il place un miroir doré en arrière-plan, ce qui crée une auréole dorée autour du visage de sa figure féminine, imitant ainsi l’auréole de la sainte et l’associant de nouveau à sa pureté. En revanche, Gerta Overbeck et Jennie Saville s’éloignent un peu plus de cette iconographie religieuse en faveur d’une représentation plus réaliste. Overbeck inclut notamment un crucifix autour du cou de son personnage, tandis que le dessin au fusain Sainte-Anne, la Vierge, l’Enfant Jésus et saint Jean-Baptiste enfant (c. 1499–1500) (fig. 7) de Da Vinci a inspiré la composition de The Mothers (Kuspit, 2011). Tout de même, les paragraphes qui suivent démontrent que malgré ces différents emprunts à l’iconographie de Vierge, les œuvres de ces quatre artistes remettent en cause le stéréotype de la mère parfaite et pure.
La mère comme source d’anxiété castratrice chez Brown et Dix
Brown et Dix se concentrent sur la peur castratrice que leur évoque la figure de la « mère » dans leur œuvre. Cette peur qui provient du complexe de castration, une théorie en psychanalyse sur la différence des genres, se produit lorsqu’une menace castratrice, souvent une femme phallique ou en position de pouvoir telle que la mère, menace l’intégrité du soi qui est symbolisé par la peur de la perte de sexe masculin. À travers sa toile, Brown fait allusion au travail du sexe tout en abordant la préoccupation des hommes concernant le pouvoir reproductif des femmes. L’artiste anglais exerçait durant la fin du XIXe siècle, une période en Europe connaissant une grande anxiété au sujet de la sexualité des femmes, du travail du sexe et de la classe ouvrière (Callen 1992, 162). Le nombre grandissant de femmes travaillant à l’extérieur du foyer, la propagation de maladies sexuellement transmissibles dont on tenait les travailleuses du sexe pour responsable et l’ambiguïté entourant le statut social des individus préoccupaient l’homme bourgeois hétérosexuel (Callen 1992, 161-2). Ces inquiétudes étaient ancrées dans la nécessité de contrôler l’ordre social (Callen 1992, 161-2). Même si l’intérieur domestique dépeint indique le contraire, le titre de l’œuvre, Take Your Son, Sir! (Prenez votre fils, Monsieur! [traduction libre]) suggère que la mère de l’enfant n’est pas l’épouse du sujet masculin légèrement visible dans le reflet du miroir. Le maquillage épais étalé sur le visage de la femme lors de l’effort physique qu’elle vient d’endurer en mettant au monde l’enfant était, à cette période, associé à la modernité et plus particulièrement au femmes non-respectables et aux prostitués (Meskimmon 1999, 67; Schweitzer 2005, 282-285). Tel que Schweitzer l’explique dans son article sur la démocratisation de la beauté, les femmes respectables portaient un maquillage léger presque invisible et bien que certaines pouvaient être tentées d’ajouter du rouge sur leurs joues ou leurs lèvres, elles ne pouvaient le faire sans risquer leur respectabilité et leur réputation (2005, 282). Je soutiens donc qu’il s’agit d’une prostituée ou d’une maîtresse. De plus, le tableau, inachevé, met l’accent sur la faculté de reproduction du corps féminin. En effet, l’un des seuls éléments terminés par Brown est le tissu blanc placé devant le ventre de la femme, s’ouvrant autour de l’enfant en forme de fœtus qu’elle offre au sujet masculin. Le tissu rappelle l’utérus de la femme et, plus encore, l’acte de donner naissance. Dans son article « Interior Portraits : Women, Physiology and the Male Artist », Pointon note les angoisses de castration provoquées par les menstruations, la faculté de donner naissance, ainsi qu’associé à la vie, mais aussi à la mort qui entoure la femme de l’époque. Elle affirme que cette œuvre traite moins de la maternité que de la place de la procréation et du phallocentrisme dans la société moderne (Pointon 1986, 15 ; 20). En partant du principe que Brown avait en tête un public masculin hétérosexuel en créant cette œuvre, il est possible de suggérer que l’artiste a volontairement placé son spectateur face aux conséquences (potentielles) d’une relation sexuelle avec une prostituée. Par conséquent, en s’adressant à l’anxiété contemporaine des hommes d’avoir des enfants non désirés à cause du pouvoir reproductif des femmes, un élément qu’ils ne peuvent contrôler, l’artiste renverse l’idéale figure vertueuse de la « Vierge » et donne naissance à cette figure de « Putain ».
De son côté, Dix, artiste allemand du début du 20e siècle, s’inscrit dans la nouvelle objectivité, un mouvement artistique qui souhaite revenir à la représentation de la réalité après la période connue comme surréaliste. C’est dans cette optique que Dix crée son œuvre et, pourtant, ses préjugés et craintes ont influencé sa représentation, qui se voulait objective, de la mère. Mother and Child présente une femme dans la rue qui tient son bébé sans affection apparente devant un mur de brique rouge. Les femmes en public durant la période moderne transgressaient la place de la femme au sein de la sphère privée, là où l’homme était associé à la sphère extérieure et publique (Meskimmon 1999, 29; Callen 1992, 161). Ainsi, les femmes de la classe ouvrière qui échangeaient des services contre de l’argent n’étaient que trop facilement suspectées, parfois à juste titre, de se prostituer (Callen 1992, 161). En choisissant de présenter sa figure maternelle dans ce décor, Dix se sert des stéréotypes et des anxiétés des spectateurs contemporains pour ternir la figure de la mère. De plus, la peau grise et sale de la femme et du bébé mal nourri souligne l’expérience de la pauvreté vécue par les figures. Dix n’était pas le seul à confondre et lié maternité avec pauvreté au XXe siècle. En effet, Meskimmon, dans « We Weren’t Modern Enough », un chapitre qui traite de la représentation de la femme à l’époque moderne, déclare que la « mère pauvre » et la « mère qui travaille » sont rapidement devenues des stéréotypes caricaturaux qui ont masqué l’interaction complexe entre l’économie et la maternité (Meskimmon 1999, 86) ([traduction libre]). Allant plus loin, Dix fait le choix de créer une figure féminine physiquement grotesque qu’il façonne pour rappeler les principes de dégénération et de décadence, encore une fois associé à la prostitution, à la hiérarchie des classes et aux stéréotypes raciaux (Callen 1995). À travers cette œuvre, Dix fait allusion à la précarité économique, à l’anxiété liée à la diminution de la population masculine et aux discours sur l’hygiène raciale, et construit ainsi une représentation de la mère comme symbole stéréotypé (Meskimmon, 1999, 76; Callen 1995).
La maternité vue par des femmes : La réalité dépeinte par Overbeck et Saville
La (dé)construction des mères dans les œuvres d’Overbeck et de Saville, deux femmes, mères et artistes, diverge grandement de celles des peintures évoquées dans la section précédente, puisqu’elles s’efforcent d’aborder leur expérience vécue de la maternité. En effet, comme le déclare Meskimmon, « women artists were uniquely placed in relation to the multi-stranded themes of motherhood » (les femmes artistes occupaient une place unique par rapport aux différents thèmes associés à la maternité [traduction libre]) (Meskimmon 1999, 115). Bien qu’il soit ici important de noter que la maternité n’est pas une expérience unique et universelle, ces œuvres restent des témoignages précieux, qui permettent de comprendre la réalité de la situation sociale des femmes et des femmes artistes.
Grâce à ses qualités artistiques et à travers la composition de l’œuvre, Overbeck souligne la solitude et l’instabilité associées à son rôle de mère célibataire (Meskimmon, 1999, 115). Comme la mère de Dix, son personnage féminin est présenté avec ses enfants dans la rue. Seule, elle lutte visiblement pour nourrir, avec une énergie frénétique soulignée par les lignes rapides et répétitives autour de son corps, ses deux enfants simultanément. Comme elle regarde ailleurs, il ne semble pas y avoir de lien émotionnel ou d’affection entre la mère et ses enfants. Overbeck souligne aussi l’épuisement physique et la saleté de cette mère à l’aide de zones d’ombres intenses. En revanche, les lignes fines qui composent les roues et une partie de la poussette évoquent le manque de soutien auquel est confrontée cette femme. Ni son visage ni son corps ne sont idéalisés : Overbeck a voulu montrer la réalité. À l’époque où elle crée cette œuvre, l’Allemagne connaît une grande précarité économique. Cependant, la peur de la dépopulation a poussé le gouvernement à interdire l’avortement en 1919, obligeant les femmes à faire l’expérience de l’accouchement et de la maternité. En s’inspirant de ces événements, le dessin d’Overbeck détrône la mère « Vierge », parfaite et reconnaissante, et adresse la précarité financière, la lutte émotionnelle et la solitude de la maternité.
Avec des choix similaires au niveau des caractéristiques formelles de sa peinture, Saville montre « l’échec » de cette femme en tant que mère, selon les attentes de la société contemporaine. Alors que le dessin de Da Vinci (fig. 7), dont s’inspire son œuvre, représente un moment de complicité entre deux mères et leurs enfants, Saville a transformé la scène en un instant rempli de solitude et d’épuisement (Kuspit 2011). Enceinte ou venant tout juste d’accoucher, la mère lutte visiblement pour tenir ses deux enfants. L’un d’eux est assis sur ses genoux et regarde les spectateurs, servant de point d’entrée à cette scène cacophonique. L’autre pleure en glissant et en s’agrippant désespérément au corps de sa mère. De nombreuses lignes traçant énergiquement les figures encore et encore dans de différentes positions animent la scène et donnent l’impression que la lutte de la mère se déroule devant les yeux du spectateur. Tout en rendant cette lutte visible, à travers cette technique, l’artiste évoque également l’instabilité mentale et l’épuisement de la mère. De plus, les multiples coups de pinceau de Saville et la fragmentation de ses personnages rappellent la perte d’une certaine innocence et liberté de la femme lorsqu’elle devient mère, mais aussi celle de son corps comme lui étant propre. En outre, l’arrière-plan bleu pâle et froid, et donc l’absence de décor, souligne davantage la solitude qui était aussi évoquée dans le dessin d’Overbeck. D’ailleurs, elle est assise dans le vide; rien ne la soutient. Bien qu’elle regarde ses enfants, contrairement à la mère d’Overbeck, le tableau ne présente toujours pas d’échange chaleureux entre les enfants et leur mère, comme on le voit souvent dans les représentations de la Vierge et du Christ, tel que celle de Da Vinci (fig. 7). Dans cette œuvre, Saville détruit l’image stéréotype de la mère parfaite associée à la Vierge Marie afin d’aborder l’anxiété répandue concernant l’échec parental vécu par les mères et, par conséquent, les attentes de la société à leurs égards.
Conclusion
Bien que visuellement, artistiquement et discursivement différents, Take Your Son, Sir! de Brown, Mother and Child de Dix, Zwillinge d’Overbeck et The Mothers de Saville abordent différents discours autour de la maternité tout en s’éloignant de la représentation stéréotypée de la mère en tant que pure « Vierge ». Les œuvres de Brown et Dix mettent en lumière les angoisses des hommes durant la période dite moderne, telle que la précarité économique, le racisme, la dépopulation et la peur de la castration. En revanche, Overbeck et Saville abordent les attentes de la société envers les mères et les luttes psychologiques et physiques qu’engendre la maternité dans le contexte socio-politique de l’Allemagne sous le régime Weimar et dans les sociétés occidentales du XXIe siècle.
Bibliographie
Callen, Anthea, « “Degas” Bathers: Hygiene and Dirt – Gaze and Touch », dans Richard Kendall and Griselda Pollock (dir.), Dealing with Degas: Representations of Women and the Politics of Vision, Londres, Pandora, 1992. London: Pandora, 1992, 159-87.
Callen, Anthea, « Physiognomy and Difference », dans The Spectacular Body: Science, Method and Meaning in the Work of Degas, New Haven, Yale University Press, 1995, 1-35.
Kuspit, Donald, « Donald Kuspit on Jenny Saville. » Artforum International Magazine en ligne, 2011. https://www.artforum.com/print/reviews/201110/jenny-saville-39281.
Meskimmon, Marsha, We Weren’t Modern Enough : Women Artists and the Limits of German Modernism, Berkeley, University of California Press, 1999.
Pointon, Marcia, « Interior Portraits: Women, Physiology and the Male Artist. » Feminist Review, no° 22, 1986, p. 5-22. https://doi.org/10.2307/1394934.
Pollock, Griselda, et Deborah Cherry, « Woman as Sign in Pre-Raphaelite Literature: The Representation of Elizabeth Siddall. » dans Vision and Difference: Feminism, Femininity and the Histories of Art, Londres, Routledge, 2010, p. 128–62.
Schweitzer, Marlis, « The Mad Search for Beauty’: Actresses’ Testimonials, the Cosmetics Industry, and the “Democratization of Beauty” », The Journal of the Gilded Age and Progressive Era, vol IV, no. 3 (2005): 255–92. http://www.jstor.org/stable/25144403.
Emprunts à l’iconographie de la Vierge
Les quatre artistes ont fait appel à l’iconographie de la Vierge Marie dans leur œuvre afin de faire écho à la femme pure et vertueuse que le spectateur associe à cette figure religieuse. Ford Madox Brown et Otto Dix présentent leur personnage féminin tenant un enfant contre leur buste dans un subtil mouvement qui l’offre au regard des spectateurs. Cette iconographie populaire se retrouve dans plusieurs peintures religieuses telles que Madone Terrranuova (1505) de Raphaël (fig. 5) et Madonna and Child (1520) de Francesco Granacci (fig. 6), deux œuvres de la Renaissance montrant la Vierge passive qui regarde avec dévotion le Messie qu’elle offre au monde. Brown va même plus loin puisqu’il place un miroir doré en arrière-plan, ce qui crée une auréole dorée autour du visage de sa figure féminine, imitant ainsi l’auréole de la sainte et l’associant de nouveau à sa pureté. En revanche, Gerta Overbeck et Jennie Saville s’éloignent un peu plus de cette iconographie religieuse en faveur d’une représentation plus réaliste. Overbeck inclut notamment un crucifix autour du cou de son personnage, tandis que le dessin au fusain Sainte-Anne, la Vierge, l’Enfant Jésus et saint Jean-Baptiste enfant (c. 1499–1500) (fig. 7) de Da Vinci a inspiré la composition de The Mothers (Kuspit, 2011). Tout de même, les paragraphes qui suivent démontrent que malgré ces différents emprunts à l’iconographie de Vierge, les œuvres de ces quatre artistes remettent en cause le stéréotype de la mère parfaite et pure.
La mère comme source d’anxiété castratrice chez Brown et Dix
Brown et Dix se concentrent sur la peur castratrice que leur évoque la figure de la « mère » dans leur œuvre. Cette peur qui provient du complexe de castration, une théorie en psychanalyse sur la différence des genres, se produit lorsqu’une menace castratrice, souvent une femme phallique ou en position de pouvoir telle que la mère, menace l’intégrité du soi qui est symbolisé par la peur de la perte de sexe masculin. À travers sa toile, Brown fait allusion au travail du sexe tout en abordant la préoccupation des hommes concernant le pouvoir reproductif des femmes. L’artiste anglais exerçait durant la fin du XIXe siècle, une période en Europe connaissant une grande anxiété au sujet de la sexualité des femmes, du travail du sexe et de la classe ouvrière (Callen 1992, 162). Le nombre grandissant de femmes travaillant à l’extérieur du foyer, la propagation de maladies sexuellement transmissibles dont on tenait les travailleuses du sexe pour responsable et l’ambiguïté entourant le statut social des individus préoccupaient l’homme bourgeois hétérosexuel (Callen 1992, 161-2). Ces inquiétudes étaient ancrées dans la nécessité de contrôler l’ordre social (Callen 1992, 161-2). Même si l’intérieur domestique dépeint indique le contraire, le titre de l’œuvre, Take Your Son, Sir! (Prenez votre fils, Monsieur! [traduction libre]) suggère que la mère de l’enfant n’est pas l’épouse du sujet masculin légèrement visible dans le reflet du miroir. Le maquillage épais étalé sur le visage de la femme lors de l’effort physique qu’elle vient d’endurer en mettant au monde l’enfant était, à cette période, associé à la modernité et plus particulièrement au femmes non-respectables et aux prostitués (Meskimmon 1999, 67; Schweitzer 2005, 282-285). Tel que Schweitzer l’explique dans son article sur la démocratisation de la beauté, les femmes respectables portaient un maquillage léger presque invisible et bien que certaines pouvaient être tentées d’ajouter du rouge sur leurs joues ou leurs lèvres, elles ne pouvaient le faire sans risquer leur respectabilité et leur réputation (2005, 282). Je soutiens donc qu’il s’agit d’une prostituée ou d’une maîtresse. De plus, le tableau, inachevé, met l’accent sur la faculté de reproduction du corps féminin. En effet, l’un des seuls éléments terminés par Brown est le tissu blanc placé devant le ventre de la femme, s’ouvrant autour de l’enfant en forme de fœtus qu’elle offre au sujet masculin. Le tissu rappelle l’utérus de la femme et, plus encore, l’acte de donner naissance. Dans son article « Interior Portraits : Women, Physiology and the Male Artist », Pointon note les angoisses de castration provoquées par les menstruations, la faculté de donner naissance, ainsi qu’associé à la vie, mais aussi à la mort qui entoure la femme de l’époque. Elle affirme que cette œuvre traite moins de la maternité que de la place de la procréation et du phallocentrisme dans la société moderne (Pointon 1986, 15 ; 20). En partant du principe que Brown avait en tête un public masculin hétérosexuel en créant cette œuvre, il est possible de suggérer que l’artiste a volontairement placé son spectateur face aux conséquences (potentielles) d’une relation sexuelle avec une prostituée. Par conséquent, en s’adressant à l’anxiété contemporaine des hommes d’avoir des enfants non désirés à cause du pouvoir reproductif des femmes, un élément qu’ils ne peuvent contrôler, l’artiste renverse l’idéale figure vertueuse de la « Vierge » et donne naissance à cette figure de « Putain ».
De son côté, Dix, artiste allemand du début du 20e siècle, s’inscrit dans la nouvelle objectivité, un mouvement artistique qui souhaite revenir à la représentation de la réalité après la période connue comme surréaliste. C’est dans cette optique que Dix crée son œuvre et, pourtant, ses préjugés et craintes ont influencé sa représentation, qui se voulait objective, de la mère. Mother and Child présente une femme dans la rue qui tient son bébé sans affection apparente devant un mur de brique rouge. Les femmes en public durant la période moderne transgressaient la place de la femme au sein de la sphère privée, là où l’homme était associé à la sphère extérieure et publique (Meskimmon 1999, 29; Callen 1992, 161). Ainsi, les femmes de la classe ouvrière qui échangeaient des services contre de l’argent n’étaient que trop facilement suspectées, parfois à juste titre, de se prostituer (Callen 1992, 161). En choisissant de présenter sa figure maternelle dans ce décor, Dix se sert des stéréotypes et des anxiétés des spectateurs contemporains pour ternir la figure de la mère. De plus, la peau grise et sale de la femme et du bébé mal nourri souligne l’expérience de la pauvreté vécue par les figures. Dix n’était pas le seul à confondre et lié maternité avec pauvreté au XXe siècle. En effet, Meskimmon, dans « We Weren’t Modern Enough », un chapitre qui traite de la représentation de la femme à l’époque moderne, déclare que la « mère pauvre » et la « mère qui travaille » sont rapidement devenues des stéréotypes caricaturaux qui ont masqué l’interaction complexe entre l’économie et la maternité (Meskimmon 1999, 86) ([traduction libre]). Allant plus loin, Dix fait le choix de créer une figure féminine physiquement grotesque qu’il façonne pour rappeler les principes de dégénération et de décadence, encore une fois associé à la prostitution, à la hiérarchie des classes et aux stéréotypes raciaux (Callen 1995). À travers cette œuvre, Dix fait allusion à la précarité économique, à l’anxiété liée à la diminution de la population masculine et aux discours sur l’hygiène raciale, et construit ainsi une représentation de la mère comme symbole stéréotypé (Meskimmon, 1999, 76; Callen 1995).
La maternité vue par des femmes : La réalité dépeinte par Overbeck et Saville
La (dé)construction des mères dans les œuvres d’Overbeck et de Saville, deux femmes, mères et artistes, diverge grandement de celles des peintures évoquées dans la section précédente, puisqu’elles s’efforcent d’aborder leur expérience vécue de la maternité. En effet, comme le déclare Meskimmon, « women artists were uniquely placed in relation to the multi-stranded themes of motherhood » (les femmes artistes occupaient une place unique par rapport aux différents thèmes associés à la maternité [traduction libre]) (Meskimmon 1999, 115). Bien qu’il soit ici important de noter que la maternité n’est pas une expérience unique et universelle, ces œuvres restent des témoignages précieux, qui permettent de comprendre la réalité de la situation sociale des femmes et des femmes artistes.
Grâce à ses qualités artistiques et à travers la composition de l’œuvre, Overbeck souligne la solitude et l’instabilité associées à son rôle de mère célibataire (Meskimmon, 1999, 115). Comme la mère de Dix, son personnage féminin est présenté avec ses enfants dans la rue. Seule, elle lutte visiblement pour nourrir, avec une énergie frénétique soulignée par les lignes rapides et répétitives autour de son corps, ses deux enfants simultanément. Comme elle regarde ailleurs, il ne semble pas y avoir de lien émotionnel ou d’affection entre la mère et ses enfants. Overbeck souligne aussi l’épuisement physique et la saleté de cette mère à l’aide de zones d’ombres intenses. En revanche, les lignes fines qui composent les roues et une partie de la poussette évoquent le manque de soutien auquel est confrontée cette femme. Ni son visage ni son corps ne sont idéalisés : Overbeck a voulu montrer la réalité. À l’époque où elle crée cette œuvre, l’Allemagne connaît une grande précarité économique. Cependant, la peur de la dépopulation a poussé le gouvernement à interdire l’avortement en 1919, obligeant les femmes à faire l’expérience de l’accouchement et de la maternité. En s’inspirant de ces événements, le dessin d’Overbeck détrône la mère « Vierge », parfaite et reconnaissante, et adresse la précarité financière, la lutte émotionnelle et la solitude de la maternité.
Avec des choix similaires au niveau des caractéristiques formelles de sa peinture, Saville montre « l’échec » de cette femme en tant que mère, selon les attentes de la société contemporaine. Alors que le dessin de Da Vinci (fig. 7), dont s’inspire son œuvre, représente un moment de complicité entre deux mères et leurs enfants, Saville a transformé la scène en un instant rempli de solitude et d’épuisement (Kuspit 2011). Enceinte ou venant tout juste d’accoucher, la mère lutte visiblement pour tenir ses deux enfants. L’un d’eux est assis sur ses genoux et regarde les spectateurs, servant de point d’entrée à cette scène cacophonique. L’autre pleure en glissant et en s’agrippant désespérément au corps de sa mère. De nombreuses lignes traçant énergiquement les figures encore et encore dans de différentes positions animent la scène et donnent l’impression que la lutte de la mère se déroule devant les yeux du spectateur. Tout en rendant cette lutte visible, à travers cette technique, l’artiste évoque également l’instabilité mentale et l’épuisement de la mère. De plus, les multiples coups de pinceau de Saville et la fragmentation de ses personnages rappellent la perte d’une certaine innocence et liberté de la femme lorsqu’elle devient mère, mais aussi celle de son corps comme lui étant propre. En outre, l’arrière-plan bleu pâle et froid, et donc l’absence de décor, souligne davantage la solitude qui était aussi évoquée dans le dessin d’Overbeck. D’ailleurs, elle est assise dans le vide; rien ne la soutient. Bien qu’elle regarde ses enfants, contrairement à la mère d’Overbeck, le tableau ne présente toujours pas d’échange chaleureux entre les enfants et leur mère, comme on le voit souvent dans les représentations de la Vierge et du Christ, tel que celle de Da Vinci (fig. 7). Dans cette œuvre, Saville détruit l’image stéréotype de la mère parfaite associée à la Vierge Marie afin d’aborder l’anxiété répandue concernant l’échec parental vécu par les mères et, par conséquent, les attentes de la société à leurs égards.
Conclusion
Bien que visuellement, artistiquement et discursivement différents, Take Your Son, Sir! de Brown, Mother and Child de Dix, Zwillinge d’Overbeck et The Mothers de Saville abordent différents discours autour de la maternité tout en s’éloignant de la représentation stéréotypée de la mère en tant que pure « Vierge ». Les œuvres de Brown et Dix mettent en lumière les angoisses des hommes durant la période dite moderne, telle que la précarité économique, le racisme, la dépopulation et la peur de la castration. En revanche, Overbeck et Saville abordent les attentes de la société envers les mères et les luttes psychologiques et physiques qu’engendre la maternité dans le contexte socio-politique de l’Allemagne sous le régime Weimar et dans les sociétés occidentales du XXIe siècle.
Bibliographie
Callen, Anthea, « “Degas” Bathers: Hygiene and Dirt – Gaze and Touch », dans Richard Kendall and Griselda Pollock (dir.), Dealing with Degas: Representations of Women and the Politics of Vision, Londres, Pandora, 1992. London: Pandora, 1992, 159-87.
Callen, Anthea, « Physiognomy and Difference », dans The Spectacular Body: Science, Method and Meaning in the Work of Degas, New Haven, Yale University Press, 1995, 1-35.
Kuspit, Donald, « Donald Kuspit on Jenny Saville. » Artforum International Magazine en ligne, 2011. https://www.artforum.com/print/reviews/201110/jenny-saville-39281.
Meskimmon, Marsha, We Weren’t Modern Enough : Women Artists and the Limits of German Modernism, Berkeley, University of California Press, 1999.
Pointon, Marcia, « Interior Portraits: Women, Physiology and the Male Artist. » Feminist Review, no° 22, 1986, p. 5-22. https://doi.org/10.2307/1394934.
Pollock, Griselda, et Deborah Cherry, « Woman as Sign in Pre-Raphaelite Literature: The Representation of Elizabeth Siddall. » dans Vision and Difference: Feminism, Femininity and the Histories of Art, Londres, Routledge, 2010, p. 128–62.
Schweitzer, Marlis, « The Mad Search for Beauty’: Actresses’ Testimonials, the Cosmetics Industry, and the “Democratization of Beauty” », The Journal of the Gilded Age and Progressive Era, vol IV, no. 3 (2005): 255–92. http://www.jstor.org/stable/25144403.