Stratégie féministe dans Fuck the Patriarchy de So Lazo - Aelia Delêtre
Le 2 février, 2023
Artiste du Salvador vivant maintenant à Berlin, So Lazo explore dans sa pratique artistique des thèmes tels que l’affirmation de soi, les stéréotypes sociaux et l’identité du genre, en y intégrant des éléments autobiographiques et propres à la culture latine. Dans une entrevue avec Rosa JH Benrland, Lazo déclare vouloir créer une nouvelle définition de la féminité et de la puissance de cette dernière dans ses illustrations féministes (Berland, 2022). Son œuvre Fuck the Patriarchy (fig.1) (J’emmerde le patriarcat [traduction libre]) réalisé en 2021 et montrant une jeune femme qui porte l’inscription « Fuck the Patriarchy » sur son torse, rejoint cet objectif. En analysant cette illustration, j'expliquerai comment l’appropriation, stratégie utilisée par plusieurs artistes contemporains comme Lazo, peut inverser le sens d’œuvres initialement misogynes. Malgré une critique de la méthode, je montrerai que de cette appropriation naissent de puissants symboles pour notre société moderne.
Lazo a créé Fuck the Patriarchy en s’inspirant de l’histoire de Salomé, personnage féminin de l'Ancien Testament, et de ses représentations visuelles. L’œuvre présente le portrait d’une jeune femme tenant un plateau en métal sur lequel est posée la tête décapitée d’un homme. En arrière-plan, une arche façonne un cadre fictif et dévoile une nuit étoilée. Au premier abord, cette composition a plusieurs similarités avec Judith et sa servante d'Artemisia Gentileschi (fig.2). Cependant, Lazo a délibérément utilisé un plateau et non un panier comme récipient pour la tête. C’est en nous appuyant sur cet élément que nous pouvons soutenir qu’il s’agisse de Salomé, célèbre pour sa requête de la tête de saint Jean-Baptiste sur un plateau. En effet, dans Salomé avec la tête de saint Jean-Baptiste de Godfried Schalcken (fig.3), plusieurs éléments comme le plateau sur lequel repose le cadavre, mais aussi la robe de Salomé regorgeant de détails, sa coiffure hautement élaborée, et la fenêtre en arrière-plan présentant un ciel étoilé, rappellent la composition de l’œuvre de Lazo.
Fuck the Patriarchy partage différentes similarités avec L'Apparition de Gustave Moreau (fig.4). Moreau ne dépeint pas la scène qui suit la mort de saint Jean-Baptiste, mais plutôt la fameuse danse qui précède son meurtre. Néanmoins, l’architecture de Moreau, dont l’arche et la colonne bleue en arrière-plan ont peut-être aussi été la source d’inspiration de la composition de Lazo. Moreau présente Salomé ornée d’une couronne, portant une robe minutieusement peinte et chargée de détails, qui expose sa poitrine à l’audience. Similairement, l'héroïne de Lazo porte ce que l'on pourrait décrire comme une couronne de laurier, tandis que son sein gauche se révèle au travers de sa robe. Toutes les œuvres discutées ici - et bien d’autres - ont participé à la création du personnage de Salomé dans l’esprit collectif. Lazo s’est appuyé·e sur ce langage visuel populaire pour élaborer sa propre version de l’histoire.
En effet, Lazo s’est approprié·e l’histoire de Salomé et ses représentations visuelles pour créer un symbole puissant. Dans l’article « Art Theory: Appropriation », Mallory Gemmel, écrivaine et éditrice diplômée d’une maîtrise en études des Médias, explique : « […] appropriation in art is a purposeful and creative practice that reuses, references, copies, or reclaims other artworks or artists’ visual materials. » (2022). ([…]l’appropriation dans l'art est une pratique réfléchie et créative qui consiste à réutiliser, à faire référence, à copier ou à revendiquer d'autres œuvres d'art ou du matériel visuel d’autres artistes [traduction libre].) Comme elle le montre en utilisant différents exemples de l’histoire de l’art, cette appropriation sert différents buts et plusieurs causes. D’ailleurs, dans « Postmodernism, The Pictures Generation, and Feminist Critique », Gemmel affirme que l’appropriation est devenue une stratégie féministe, une méthode de revendication permettant aux femmes de contrôler leurs propres histoires (2022).
En faisant plusieurs changements innovateurs dans Fuck the Patriarchy, Lazo a façonné un exemple d’utilisation de cette méthode. Dans « On "Seeing" Salome », Bucknell soutient que les représentations de Salomé ont évolué de la représentation biblique à la « femme fatale » (1993, 505). Il explique l'importance du regard dans les différentes représentations de la danse de Salomé, comme dans L'Apparition de Moreau où elle est l'objet du regard voyeur des spectateurs pendant un instant de danse sensuelle (Bucknell 1993, 503). Dans ces moments, son regard est absent, car elle ne fait pas face au public (Bucknell 1993, 503).
C'est également le cas dans les représentations de Salomé après le meurtre de saint Jean-Baptiste, tel que dans la version d'Aubrey Beardsley (fig.5) et dans celle de Godfried Schalcken. L'inclusion d’un contact visuel est le changement le plus significatif dans l’œuvre de Lazo. Ce contact avec les spectateurs donne à la protagoniste un certain pouvoir sur eux et sur son propre corps. Par ce même regard, cette dernière les invite à entrer dans la scène pour contempler son acte héroïque. Le second détail important ajouté par Lazo est l'inscription sur la poitrine de Salomé, « Fuck the patriarchy », un message populaire souvent aperçu dans les manifestations féministes.
En incorporant cet élément bien connu des spectateurs du XXIe siècle, Lazo leur permet de s'identifier à Salomé et de comprendre le message de cette dernière sans toutefois connaître son histoire. Dans l’entrevue avec Rosa JH Berland, Lazo parle de ses différentes œuvres incorporant un personnage féminin et déclare : « The archetype is a strong, passionate, angry, she is an independent woman » (Cet archétype est une femme forte, puissante, en colère, elle est une femme indépendante [traduction libre].) (2022). L’artiste intègre cet archétype dans Fuck the Patriarchy non seulement grâce au message militant sur sa poitrine et à son regard direct, presque agressif, mais aussi grâce aux différents choix de composition. En effet, contrairement à Schalcken et à Moreau, Lazo a représenté Salomé seule. De cette façon, le « mérite » du meurtre de saint Jean-Baptiste lui revient totalement. Cette figure indépendante est en pleine santé, avec ses joues rouges, son expression calme et souriante. Le contraste avec le teint jaunâtre de l’homme met de l’avant la force du personnage féminin. En sélectionnant une histoire connue et une iconographie populaire, Lazo cré·e sa propre version du mythe, avec un personnage puissant. À l’aide de cette stratégie féministe qu’est l’appropriation, iel atteint son objectif de créer un personnage engagé dans les questions contemporaines tout en façonnant un féminin éloigné de la tradition de l’histoire de l’art.
Lazo n’est pas seul·e artiste contemporain·e à utiliser l’appropriation pour créer des messages féministes. Il est donc judicieux de se questionner sur les problématiques engendrées par cette stratégie. Dans l’essai « Pourquoi n'y a-t-il pas eu de grands artistes femmes ? », Linda Nochlin parle du Recuperation Movement, un mouvement féministe visant à mettre en lumière plusieurs femmes artistes telles que Frida Khalo, Judith Leyster et Artemisia Gentileschi ainsi que leurs œuvres ignorées par la traditionnelle histoire de l’art (1988, 147-149). Nochlin soulève la problématique suivante: en mettant en lumière ces artistes, les historiens de l’art en viennent à accepter les canons de l’histoire de l’art fabriqués par l’Homme et donc à reconnaître la validité d’un système sexiste, raciste et élitiste (1988, 147-149).
En suivant cet argument, il pourrait être avancé que l’appropriation d’œuvres des « grands génies » de l’histoire de l’art - œuvres d’ailleurs souvent misogynes - est contre-productive pour le mouvement féministe. En effet, au lieu de jouer selon les règles du jeu établies par des centaines et des centaines d’années d’oppression de groupes « minoritaires », ne serait-il pas plus productif de déconstruire complètement la discipline pour la reconstruire, comme le suggère Nochlin? De plus, il est important de noter que le choix du sujet dans le cas de Fuck the Patriarchy peut aussi donner le résultat opposé à celui attendu de cette stratégie et causer l’objectivation et la sexualisation de Salomé. Parfois considérée équivalente à Judith, autre personnage utilisant aussi le pouvoir de son corps afin de tuer un homme, Salomé est pourtant loin de cette héroïne indépendante et vengeresse.
En effet, comme le note Pascal Aquien dans sa présentation de Salomé par Oscar Wilde, l'héroïne n’était même pas nommée dans les premières versions originales de l’histoire (Wilde et Aquien 2006, 11). C’est sa mère, Hérodiade, la véritable instigatrice du crime, qui a poussé sa fille à séduire le bourreau et à lui demander la tête de saint Jean-Baptiste sur un plateau (Heyraud, 2018). Non seulement Salomé n’est qu’un objet dans la quête de sa mère, mais en plus, les artistes et écrivains ont par la suite profité du manque de détails sur l'événement pour le reproduire selon leurs propres fantasmes (Wilde et Aquien 2006, 11-12 ). C’est ainsi que des versions incroyablement réductrices et sexualisantes de l’acte de Salomé, tel que L’Apparation de Moreau, sont apparues. Ce personnage sans nom est donc un curieux choix pour représenter une icône féministe.
Pourtant, c’est grâce à l’appropriation de ce sujet en particulier que Lazo a pu créer un symbole fort pour notre société du XXIe siècle. Il est vrai que l’anonymat et la sexualisation de Salomé dans l’histoire originale peuvent sembler contre-productifs. Malgré tout, je pense qu’il est judicieux d’avoir choisi un personnage qui a été utilisé par son entourage et par les artistes pour assouvir leurs fantasmes. En effet, puisque l’appropriation comme stratégie féministe vise à redonner aux femmes le contrôle, quel choix plus judicieux que celui du personnage de Salomé? Comme noté plus tôt, dans l'œuvre de Lazo, l'héroïne est seule avec la tête décapitée. Ainsi, même si elle n’est pas l’instigatrice ni le bourreau de ce meurtre dans l’histoire d’origine, elle est ici présentée comme l’unique auteure. De plus, l’anonymat de Salomé dans l’histoire d’origine, aussi reflétée dans le dessin de Lazo, est utile pour faire passer le message de l’artiste. Dans l’entrevue, Lazo déclare important pour iel d’inclure tous types de peaux, de pilosités et de corpulences afin d’aller contre les standards de beauté (2022). C’est ce qu’iel fait avec la peau rose et les cheveux bleus de son personnage dans Fuck the Patriarchy. Par ailleurs, ce sont ces éléments distincts de Salomé qui permettent à tous et à toutes de s’identifier à elle, comme n’importe qui aurait pu s’identifier au personnage sans nom de l'Ancien Testament.
Finalement, l’utilisation de couleurs pastels telles que le rose, le bleu, le jaune crée de forts contrastes avec les couleurs plus vives telles que le noir et le rouge. Ces choix de couleurs mettent en lumière le dessin graphique, médium utilisé par Lazo. De cette manière, l’artiste sépare d'autant plus son œuvre des représentations traditionnelles. Malgré les faiblesses de la méthode de l'appropriation, relevées dans le paragraphe précédent, j’ai démontré que cette stratégie a été productive dans le cas de Fuck the Patriarchy. De par le sujet et le médium, Lazo a façonné une œuvre parlante, connectée avec la réalité de l’ère technologique et des récentes protestations féministes. C’est de la sorte que Lazo s’est approprié·e Salomé et en a fait une militante féministe, offrant une nouvelle définition de la féminité et de sa puissance.
Pour conclure, bien que je sois en accord avec l’argument de Nochlin (Nochlin 1988, 147-149), son souhait de déconstruire la discipline afin de la bâtir de nouveau est malheureusement utopique. Ainsi, au lieu d’attendre en vain que ce jour se produise, des artistes comme Lazo se contentent des méthodes à leur disposition afin de s’adresser à une société patriarcale, misogyne et raciste. Je pense donc qu'il est extrêmement productif d’utiliser un vocabulaire familier et connu, qu’il soit visuel ou textuel, afin de créer un message compréhensible par notre société. Peut-être qu'ainsi les féministes aurons plus de succès à se faire entendre !
Figures
Fig.1: So Lazo, Fuck the Patriarchy, 2021. Utiliser avec l'autorisation de l'artiste.
Fig.2: Artemisia Gentileschi, Judith et sa servante, huile sur toile, 1614-1615, Galleria Palatina, Florence.
Fig.3: Godfried Shalcken, Salomé avec la tête de saint Jean-Baptiste, huile sur toile, c. 1700, Musée des beaux-arts de Montréal.
Fig.4: Gustave Moreau, L’Apparition, huile sur toile, 1876, Musée du Louvre, Paris.
Fig.5: Aubrey Beardsley, Salomé, 1894, The British Library.
Bibliographie
Berland, Rosa JH. « The Mythic + Ordinary Feminine-El Salvador Artist Sonia Lazo. » Consulté le 9 novembre 2022.
https://rosajhberlandartconsultant.com/2016/09/22/the-mythic-ordinary-feminine-el-salvador-artist-sonia-lazo/.Bucknell, Brad. « On ‘Seeing’ Salome.» ELH 60, no. 2 (1993): 503–26. http://www.jstor.org/stable/2873388.
Gemmel, Mallory. « Art Theory: Appropriation. » Consulté le 10 novembre 2022. https://www.artshelp.com/art-theory-appropriation/.
Gemmel, Mallory. « Postmodernism, The Pictures Generation, and Feminist Critique. » Consulté le 10 novembre 2022. https://www.artshelp.com/art-theory-series-appropriation-part-two/.
Heyraud, Hélène. « Du voile à la mise à nu: représentations d’un corps féminin symboliste.» La chair aperçue. Imaginaire du corps par fragments (1800-1918). Cahier ReMix, no. 08 (Novembre 2018). https://oic.uqam.ca/en/remix/du-voile-a-la-mise-a-nu-representations-dun-corps-feminin-symboliste.
Nochlin, Linda. «Why Have There Been No Great Women Artists?» Dans Women, Art and Power and Other Essays (New York: Harper and Row, 1988), 145–178.
Wilde, Oscar et Pascal, Aquien. Salomé. Paris: GF Flammarion, 2006.